SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

La Conscience malheureuse - Lectures de Titanic N° 12

Propos d'un lauréat

Nimrod Bena Djangrang

 

j’errais aveugle dans le pas perdus des gares

je demandais aux trains le but de mon voyage

Ulysse, I.

 

I

Le nom de Benjamin Fondane m’avait séduit avec une rare élégance. Je venais de débarquer à Paris, plus précisément, sur le boulevard du Mont­parnasse. Je ne me doutais pas que le porche de mon appartement se retrouverait sur le même trottoir que celui de la librairie Tschann. C’est dans les vitrines de cette enseigne que je contemplerai le bel essai du Roumain : Baudelaire et l’expérience du gouffre.[1] Je me le procurerai et le lirai avidement. Je préparais alors une thèse de philosophie : le commerce des idées, servi par une plume poétique, faisait de Fondane un auteur pour moi à découvrir de toute urgence.

            C’était en 1991, il y a de cela 17 ans. Hélas, Tschann, pourtant si bien achalandée en poésie, ne disposait pas de ses recueils. Après tant de vaines recherches dans d’autres librairies, j’avais fini par faire mon deuil du désir de lire le poète. Jusqu’au jour où un coup de fil est venu m’an­noncer que j’étais le lauréat du prix qui portait son nom. Alors j’ai tremblé. Cette fois je n’avais pas eu à faire plus de deux FNAC pour me procurer la totalité de ses poèmes.

            Cette facilité m’a troublé, de même que mon amnésie autour de la poésie de Fondane pendant toutes ces années.

            Me voilà installé dans la vitesse, me voilà inscrit dans la catastrophe.

            Que peut bien dire un lauréat à propos du nom de l’écrivain dont ses confrères honorent l'œuvre ? À dire vrai, rien. Un petit merci suffirait amplement. Car un prix se donne à l’improviste, il ne nous laisse pas le temps de préméditer un discours. Après tout, celui-ci ne constitue nullement une manière de réception à l’Académie Française.

            Il demeure que ma lecture d’Ulysse de Benjamin Fondane m’a laissé pantelant. Et puis, je connais certains pans de la vie du poète.

 

II

            Je partirai de « cette technique obscure du poè­me », comme l’écrit si joliment Benjamin Fondane, afin d’évi­ter le piège autobiographique, si commode et si plaisant pour moi. La « technique obscure du poè­me » [2], je l’en­tendrai ici comme étant l’irréductible qui œuvre au sein du français dont nous usons, nous autres périphériques à cette langue qui nous a offert l’hospi­talité, laquelle, soulignons-le avec un brin d’insistance, est « obscure », car c’est de la sorte qu’elle nous a charmés. La « clarté » prônée et illustrée par Boileau, celle qui est requise par Des­cartes, quel écrivain d’expres­sion française ne saisit, au-delà de la charge de sens que nous apportent de pareilles intuitions, que celle-ci laisse ou refoule dans les marges l’obscurité dont elle se soutient ? Le poète du XVIIe siècle est aristocrate parce que le manant se charge de ses basses œuvres. Entre-temps, du cœur de l’Europe centrale, des Îles et Territoires d’Outre-Mer, nous sommes venus troubler cette clarté qu’on dit « classique ». C’est une révolution majeure, qui elle aussi est appelée à devenir « classique » afin de mériter le nom de littérature. Fondane (comme le fera dans les mêmes années trente Senghor), en se saisissant du poète-icône qu’était devenu Rimbaud — du moins pour les sur­réalistes —, montrera de façon magistrale la place qu’occupe désormais « l’obscur » dans le vers français.

            Dans Rimbaud le voyou, Fondane fait cet aveu pour le moins bouleversant : « (…) il est le signe d’une humanité plus grande que la nôtre, et c’est chez lui que nous allons prendre un bain sacré de vérité, c’est à travers lui que nous nous purifions de quelque chose. Il est obscur. Preuve que le meilleur en nous est obscur. Il est fou. Preuve de notre misère »[3]. Le français, par le truchement de Rimbaud, s’est incarné en Abyssinie, c’est-à-dire hors de la France et, notons-le, c’est dans ces con­trées loin­taines que s’élaborent sa nouvelle justesse, son nouvel art poétique, lesquels sont désormais accom­pagnés d’une étrangeté des plus puissantes.

            J’aime beaucoup le substantif « étrangeté ». Un de mes amis me le rappelle toujours : « Comme tes textes sont étranges, Nimrod ». Et il ajoute aussitôt, en manière de consolation : « Mais c’est une étrangeté qui fait lire ! »

            Fondane est mort à Auschwitz, en 1944. Sa mort tragique ne lui a pas permis de con­naître la vogue « francophone » qui déferlera plus tard sur les écrivains roumains, belges, québécois et ceux de l’ex-Empire français d’Afrique. Je suis sûr que l’ad­mi­rable plongeur des gouffres baudelairiens aurait discuté ce vocable, ainsi que Robert Desnos, qui a connu le même sort tragique. Signalons qu’il fut aussi l’ami et le protecteur du Guyanais Léon-Gon­tran Damas. Fon­dane savait mieux que personne qu’une langue ne se régénère jamais qu’avec des « corps étrangers ». C’est ce que fera très précisément l’auteur des Fleurs du mal : en con­frontant les arpèges du français du XVIIe siècle à la modernité urbaine du XIXe siècle, en l’occur­rence Paris. Car la ville capitale, dans sa modernité même, était la grande étrangère de la poésie française. Ni la distance ni la proximité ne changent en quoi que ce soit les données du problème. C’est la nouveauté qui est étrange et étrangère, c’est elle dont s’effarouchent nos bonnes habitudes.

 

            Je suis un lauréat des temps cléments ; l’accueil de mes pairs m’est acquis, celui de mes aînés me dispense de livrer quelque bataille d’Her­nani. Je voudrais remercier les membres du jury (Jacques Darras, André Velter, Jean-Pierre Siméon, Magda Carneci) ainsi que l’Ambassade roumaine et l’Institut culturel roumain de Paris. Bienheureux suis-je. Cependant, j’aimerais aussi souligner que nous vivons un temps bien cu­rieux.

            Il y a 70 ans de cela, on demandait à Senghor de faire l’éloge du colonialisme. De telles demandes, comme vous le savez, émanaient le plus souvent du Parti communiste. En 1950, Césaire y répondra avec une vigueur mémorable en écrivant son Discours sur le colonialisme. Quant au grand Sénégalais, il se con­tentera de dire : « … il est, d’un mot, question de nous servir de ce merveilleux outil, trouvé dans les décom­bres du régime colonial. De cet outil qu’est la langue française ».[4] Ce « merveil­leux outil », c’est ce que nous en faisons, Africains ou Roumains : le français est devenu pour nous une langue et africaine et roumaine.

            En soulignant cela, je ne postule ni pour l’exo­tisme ni pour le folklore. Parler plusieurs langues et se frotter à plusieurs cultures transforment forcément notre manière d’écrire. Nous sommes des Français d’ailleurs.

            Un mot de Fondane — quoique le contexte diffère quelque peu de l’usage que je vais en faire — pourrait corroborer mon point de vue : « La biographie n’au­ra de sens que le jour où l’expérience affective ne sera pas tenue pour une chose que l’on pardonne, mais pour une révélation du réel, aussi légitime qu’une autre, aussi vraie que les autres ».[5] Le grand mot vient d’être lâché : le vrai. Il est — au sens chimique du terme — le précipité de notre vie, tout simplement, notre vie et ses « fan­tômes » : ce sont eux qui décident de la nouvelle fabrique du poème.

            Ma découverte de la poésie de Benjamin Fondane constitue un bouleversement majeur. Je ne saurais la lire au-delà d’une minute sans que le réel qui innerve les vocables tarisse en son jus et en son sang. Je suis con­fronté à un concret pour ainsi dire creux, je veux dire une matière verbale délestée d’eau et de la boue sensible du pays qui s’offre familièrement à nous — en tout cas, un paysage que nous reconnaissons le plus souvent comme tel. Fondane souligne cet état des faits en ces termes :

C’était si bon de ne pas avoir de figure,

si bon d’être poreux, ouvert,

qu’à l’heure de dormir chacun

se disait en rêvant : — que sera-t-elle encore

cette grande journée, sans dieu, du lendemain?  [6]

            Une question me hante lorsque je lis la poésie de Fondane à haute voix. De quoi est-elle le deuil, elle qui témoigne si puissamment de la vie ? De quoi est-elle orpheline ? Quel qu’en soit le sujet, j’ai l’im­pres­sion qu’elle parle toujours de l’homme errant — son rythme est une vague jetée à la rescousse du futur, ce futur dont elle montre l’in­suf­fisante réalité. Le temps est rythme chez ce grand poète.

            Dès 1933, Fondane sait que le destin du Juif est suspens en Europe. Et plus le lecteur que je suis avance au gré du poème, au gré de son rythme, plus ses larmes se déchaînent. Même la voix de Fondane paraît supprimer son propre écho — à tout le moins elle le figure, à peine altier, et ce­pendant muet, et cependant souverain, la souveraineté des déclassés. Ces mots-là se souviennent des sanglots étouffés. Ils se décomposent en sel, lequel, sans qu’on y prenne garde, se décompose en cendre. Comment chanter en de pareilles circonstances, même si le chant est rendu plus que nécessaire ? Fon­dane m’ap­prend à composer avec le lyrisme malgré tout, et en dépit de tout. Le poème est l’homme, il est l’hu­main en nous, quand bien même le désastre dispute à présent son lieu et sa formule. D’où le chant étrange de Fondane, un chant peuplé de fantômes, comme si les olympes antiques et les pays de cocagne témoignaient désormais d’une Origine à jamais perdue, une Origine dont le poème est la célébration. Citons quel­ques fragments d’Ulysse :

Cette nuit une lampe oubliée, allumée,

vacilla tout à coup en moi comme un oiseau

l’aile meurtrie et déplumée…

Était-ce bien le même monde ?

était-ce un monde renversé ?

… Elle était là encore la Terre, elle était ferme,

et pourtant j’entendais ses craquements futurs

— il ne faut pas s’y attarder

— il ne faut pas lui faire confiance,

quelque chose aura lieu. Quelque chose, mais Quoi ?

Les événements couraient les uns après les autres

ils se suivaient au galop,

leur chevelure était fuyante

— à quoi bon regarder en avant, en arrière ?

ce fleuve allait, bien sûr, m’emporter dans ses eaux

la vie allait, bien sûr, me traverser de part en part

— je vous salue, ô richesses !

que ferais-je à présent de tous ces rubans de lumière,

de ces choses qui naissent de l’eau, du crépuscule,

j’errais aveugle dans le pas perdus des gares

je demandais aux trains le but de mon voyage

pourquoi voulais-je aller si loin, quitter mon lit,

nourrir ma fièvre de banquises ?

Juif, naturellement, tu étais juif, Ulysse,

tu avais beau presser l’orange, l’univers,

le sommeil était là, assis, les yeux ouverts,

l’espace était immangeable,

le sang mordait au vide et se sentait poreux

un gros poisson touchait au monde, de sa queue

— son cri était long et sordide…

 

… la fin du monde et moi, ici, sur le balcon ?

J’appelais au secours, d’une voix d’exception

mais à quoi bon me plaindre, geindre ?

Un bonheur inconnu me léchait les reins,

je criais d’être libre, heureux, mais l’épouvante

me jetait un soleil cruel, à peine mûr,

il pourrissait au contact de mes mains

— qu’en ferais-je ?

 

Seul ! J’étais seul au monde avec moi-même,

feuille morte pareille à une feuille morte [7].

            Que le lecteur me pardonne : c’est à moi-même que je donne à entendre cette longue lampée de vers. Je les déclame, ils emplissent mon oreille, l’émotion me sub­merge, les larmes aussi, suivies de brefs instants de sécheresse. Ulysse est un poème de la vitesse. Il enchaîne des séries d’instants et de paysages, qui vont du microcosme au macrocosme, de la Méditerranée à l’Europe des banquises, du monde à l’intime, du dehors au-dedans, du ravissement de bonheur au ravissement de la cruauté, tout cela rendu par une prosodie sans recherche d’effets. Il ne serait pas choquant d’em­ployer le terme de fête, car il y a une féerie dans Ulysse, qui n’est pas seulement celle du malheur. Au fond, Benjamin Fondane avait déjà sauvé la dignité juive du désastre à venir.

            Ulysse anticipe le poème après la Shoah, il l’an­nonce et le décrit. Il y a dans ce chant une urgence qui s’énonce et se désamorce en même temps, je veux dire, une forme d’anticipation qui est l’effec­tuation du présent, tandis que le futur apparaît comme le passé et le présent mêlés. Je déplorais tout à l’heure l’amenuisement du réel. Rien n’est moins vrai. Il se trouve que la vitesse à laquelle nous soumettent les vers de Fondane, conjuguée à la surcharge de l’émotion, nous fait connaître l’épreuve d’un rouleau compresseur. Le temps nous échappe, le sens des volumes, celui des proportions, de la distance, des intervalles… Le paysage disparaît, de fait. Telle est la signature de la douleur. Avec cette poésie-là, nous pleurons notre infortune, pour peu que nous ayons connu les blessures de l’Histoire : les déplacements forcés, les spoliations, la déshumanisation. Alors le mythique Ulysse, l’être aux mille ruses se dévêt de ses beaux atours. Il pleure, et nous buvons, la gorge serrée, les larmes qui baigne son visage désarmé.

 

III

            Les jurés du Prix Benjamin Fondane m’ont honoré d’un honneur redoutable. Depuis que j’ai lu des fragments du Mal des fantômes, je me sens hanté. Le poète roumain constelle mon univers. Le paysage qu’il me dévoile ne m’est pas à proprement parler inconnu. La révélation vient d’ailleurs. Elle s’incarne dans une forme d’urgence qui s’énonce dans l’in­terstice des mots. Celle-ci me chavire. Je dois sans cesse m’appuyer sur quelque chose pour prévenir le vertige. Ou regarder ailleurs pour éviter que mes yeux s’embuent. (Même si mes oreilles bruissent de la rumeur océane, preuve définitive que je fais partie des fantômes, des errants…)

        

 

 

Nous reproduisons un poème de Nimrod qui répond en écho aux vers d’Ulysse cités dans son exposé.

         

TOMBEAU DES FEUILLES MORTES

 

Pluies d’or, feuilles déposées par terre comme l’on s’éprend

D’un linceul, la lumière fouille le musc des tombeaux.

Nul vent ne déchire nos pensées, soutenues avec lenteur

Comme la sève véhémente des choses glorifiées en Dieu.

Leur repos se mélange à l’humide murmure des fruits.

Refluez, feuilles mortes, refluez sous mon pinceau.

L’air active une atone saveur. Une feuille diffère sa chute,

Désireuse du ciel, et la terre ménage ses remords.

Nimrod, Passage à l’infini, éditions Obsidiane, 1999.

 

*

 

Né en 1959 au Tchad.Philosophe de formation,  Nimrod est poète, romancier et essayiste. Il  a reçu entre autres le prix de la Vocation, le prix Louis Labé (1999), la Bourse Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres (2001). Au printemps  2008, il a fait paraître trois ouvrages, qui ont reçu les distinctions suivantes : le Prix Benjamin Fondane, le Prix Édouard Glissant et le Prix Ahmadou Kourouma.

            Il a enseigné en qualité de professeur invité à l’université du Michigan (Ann Arbor) à l’automne 2006. En septembre 2008, il fut à  nouveau invité à l’uni­versité du Michigan pour une résidence d’écriture de deux ans.

Le magazine Le Matricule des anges (n° 91, mars 2008) et la revue de poésie Autre Sud (n° 40, mars 2008) viennent de lui consacrer respectivement un dossier.

Bibliographie

 Pierre, poussière, poèmes, Obsidiane (1989), Passage à l’infini, poèmes, Obsidiane (1999), Les Jambes d’Alice, roman, Actes Sud (2001), Tombeau de Léopold Sédar Senghor, essai, Le temps qu’il fait (2003), En saison, suivi de Pierre, poussière, poèmes, Obsidiane (2004), Le Départ, récit, Actes Sud (2005), Léopold Sédar Senghor, monographie cosignée avec Armand Guibert, Seghers, coll. « Poètes d’aujour­d’hui » (2006), Le Bal des princes, roman, Actes Sud (2008), La nouvelle chose française, essais, Actes Sud (2008) et Rosa Parks, roman, Actes Sud Junoir (2008)


[1]              Il s’agit de la réédition de 1994, aux éditions Complexe, à Bruxelles, coll. « Le regard littéraire », préface de Patrice Beray.

[2]              Fondane utilise cette expression dans le compte rendu de la traduction française d’Ulysse dans la Cité de Voronca. Texte publié dans Les Cahiers du Sud, IX, 1933.

[3]              Fin de la Préface à la seconde édition de Rimbaud le voyou.

[4]              Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », in Liberté 1, Négritude et Humanisme, Paris, Le Seuil, 1964, p. 363.

[5]              Baudelaire et l’expérience du gouffre, op.cit., p. 128. Souligné par l’auteur.

[6]              Au temps du poème, « Je n’ai jamais rien compris à ces mélanges », in Le Mal des fantômes, Lagrasse, Verdier/Poche, 2006, p. 252.

[7]              Ulysse, I, in op. cit., pp. 19-20. Souligné par l’auteur.