SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Fondane sous l'Occupation N° 8

Postériorité critique de Fondane : Blanchot, Bataille, Bonnefoy

Arnaud Bikard

Fondane a-t-il eu une postérité critique directe ? La lecture existentielle proposée dans Rimbaud le Voyou et dans Baudelaire ou l’expérience du gouffre a-t-elle trouvé un écho dans des lectures postérieures des deux poètes? Le paysage critique de l’après-guerre ne le laisserait d’abord pas présager. Après la Libération, on assiste à une rénovation radicale de la critique littéraire qui, rejetant les recherches biographiques ou philosophiques, entend s’appuyer sur les sciences humaines. Cette révolution a été résumée par Barthes en ces termes :  "On peut dire que la tâche critique (c’est la seule garantie de son universalité) est purement formelle : ce n’est pas de  'découvrir', dans l’œuvre ou l’auteur observés, quelque chose de 'caché', de 'profond', de 'secret' […], mais seulement d’ajuster, comme un bon menuisier qui rapproche en tâtonnant  'intelligemment' deux pièces d’un meuble compliqué, le langage que lui fournit son époque (existentialisme, marxisme, psychanalyse) au langage, c’est-à-dire au système de contraintes logiques élaboré par l’auteur selon sa propre époque ".[1] La nouvelle critique, représentée par des auteurs tels Mauron, Goldman ou encore Barthes lui-même, refuse d’étudier l’existence de l’écrivain pour elle-même et cherche à analyser l’œuvre selon les lois psychologiques, sociologiques ou encore linguistiques qui l’informent. On peut difficilement imaginer une approche plus contraire à celle de Fondane, ce qui éclaire le fait que son Baudelaire n’a pas éveillé l’attention qu’il aurait dû recueillir. Ceci d’autant plus, qu’au moment de sa parution en 1947, venait de paraître le Baudelaire[2] de Sartre qui avait éveillé d’intenses polémiques. Ce n’est donc pas du côté de la critique universitaire qu’il faut chercher une postérité à la lecture de Fondane mais bien du côté des écrivains.    

Étant donnée la manière très personnelle de Fondane, sa critique ne pouvait pas être exactement poursuivie par d’autres. Ses méthodes sont peu figées et elles évoluent au cours de ses lectures. De plus, ses analyses se mêlent à des intuitions poétiques subjectives. Enfin, son rôle dans l’évolution de la critique littéraire est modeste. Il n’en reste pas moins que certaines lectures postérieures de Baudelaire et de Rimbaud, sans être toujours ses héritières directes, vont dans la direction que lui-même suivait. Toute lecture existentielle est personnelle : on en retrouve donc la trace non dans la critique universitaire, mais dans la critique d’auteur. Sans songer à être exhaustif, nous pouvons nous pencher sur trois écrivains et critiques majeurs de l’après-guerre, Maurice Blanchot, Georges Bataille, et Yves Bonnefoy, pour montrer que leurs lectures de Baudelaire et de Rimbaud, comme tout leur travail critique, continuent cette recherche du sens et ce souci de l’existence qui pourtant étaient tombés en disgrâce. Tous trois, tentés par la philosophie, touchés par la poésie continuent à leur façon à construire une lecture existentielle. Leurs critiques partagent un certain nombre de préoccupations avec celle de Fondane. Nous y trouvons notamment trois réponses différentes au Baudelaire de Sartre qui, par l’intermédiaire de thèmes chers à Fondane, prennent le parti de l’existence et de la poésie

Blanchot et Fondane : affinité de deux pensées

À la manière de Fondane, Blanchot ne se penche pas sur l’œuvre comme sur un donné, un objet d’études, mais tente de saisir dans toute sa complexité et son ambiguïté l’expérience de l’écriture. Pour lui, cette expérience n’est jamais gratuite, elle met en jeu au contraire les ressorts les plus profonds de l’existence : le rapport à la mort, l’inspiration, la solitude… Blanchot a commencé son œuvre du vivant de Fondane, mais l’essentiel en a été produit après la guerre. La pensée de Blanchot cherche avec patience à rendre saisissable cette réalité fuyante, irréductible, mais essentielle que constitue la création de l’écrivain et ceci dans la circularité même d’un acte d’écriture. Blanchot ne s’oppose pas aux philosophes. Il s’approprie en quelque sorte la négativité hégélienne, en montrant que l’écriture ne peut s’affirmer que par sa propre négation. Malgré ces différences, ce qui rapproche d’abord Blanchot et Fondane, c’est une communauté d’intérêt et un certain nombre d’auteurs qui les ont fascinés tous deux. Blanchot est passionné par les auteurs considérés par Chestov et Fondane comme des auteurs existentiels : Dostoïevski, Kierkegaard, Rimbaud, Kafka, hantent sa réflexion. C’est un souci semblable, proche de l’angoisse, qui fait naître l’écriture des deux auteurs dans la même atmosphère extrême. De sorte qu’on retrouve par exemple dans l’analyse que Blanchot fait du suicide de Kirilov, dans Les Possédés, des réflexions proches de celles que Fondane avait développées sur Rimbaud et sa révolte contre la mort. Tous deux, à propos du désespoir, songent  la même pensée de Kierkegaard, à  "cette maladie où mourir n’aboutit pas à la mort, où l’on n’espère plus dans la mort, où celle-ci n’est plus à venir, mais est ce qui ne vient plus."[3] L’attention cruciale portée à la notion d’expérience dans son rapport à l’écriture, ainsi que l’élévation des questions littéraires au niveau des problèmes les plus graves de l’être, rapprochent Blanchot et Fondane. Il ne s’agit pas de réduire les différences ,indéniables, entre les deux auteurs. Nous n’affirmons pas non plus que Blanchot emprunte directement à Fondane, mais plutôt que sa pensée poursuit, dans une certaine mesure, le même but. Blanchot poursuit sa recherche sans s’opposer ni au surréalisme, ni à l’existentialisme. Ce sont plutôt ces derniers qui prennent place à l’intérieur de son questionnement.  Il s’agit, en le comparant à Fondane, de voir de quelle manière, à sa façon, Blanchot construit également une lecture existentielle.

Ce n’est pas uniquement l’existence qui est au cœur de l’interrogation de Blanchot, mais aussi l’écriture, ou plutôt, l’écriture comme expérience existentielle. Au centre de son discours, il y a la mise en question de l’être par l’écriture. Ainsi lit-on à propos de Mallarmé : " Qui creuse le vers, échappe à l’être comme certitude, rencontre l’absence des dieux, vit dans l’intimité de cette absence, en devient responsable, en assume le risque, en supporte la faveur[4]. " Alors que Fondane interroge l’écriture au cœur de l’existence, c’est plutôt l’existence au cœur de l’écriture qui fascine Blanchot. Mais si l’accent n’est pas posé de la même façon, l’orientation de la pensée, la préoccupation centrale, sont proches. Ceci apparaît nettement dans les articles que Blanchot a consacrés à Baudelaire et à Rimbaud après la deuxième guerre mondiale. "L’échec de Baudelaire" est une réponse au Baudelaire de Sartre. Blanchot salue la justesse des réflexions du philosophe et confirme que, si Baudelaire a échoué, c’est à lui seul qu’en incombe la responsabilité. Qu’il se soit lui-même placé sous le regard des autres pour subir leurs jugements sans jamais tenter de les remettre en question, qu’il ait fait preuve en permanence d’une mauvaise foi impudente, tout cela est juste. Mais que cette attitude soit à l’origine de la sublimité de sa poésie, voilà qui est vrai également et qui rend les analyses de Sartre insuffisantes.  "Que la parole puisse être un abîme, voilà qui ouvre à Baudelaire la voie de la création poétique[5]." Toute la réflexion de Blanchot se centre sur la réalité du gouffre. Comme Fondane, il voit dans toutes les attitudes de Baudelaire, dans son impuissance à travailler, dans son horreur d’exister, la présence obsédante du gouffre. Il apparaît alors que, pour Blanchot, ce qui fait la profondeur de son expérience poétique, c’est une expérience existentielle, au sens où elle a été définie par Fondane. Nous en trouvons un signe éloquent : le rapprochement suivant qui rappelle immanquablement la pensée de Chestov :" 'Le Mauvais Vitrier' annonce Les Mémoires d’un souterrain." [6] 

Dès lors, Blanchot insiste sur la fécondité du malheur chez Baudelaire :  "Grâce à ce malaise qui le porte à des solutions également impraticables, également fécondes, travail routinier, passivité absolue, il en arrive à des mouvements désespérés dont la signification poétique est très grande […] » Cette poésie qui elle-même est mauvaise foi, est néanmoins l’expérience centrale de Baudelaire et épouse le mouvement de sa vie.  "La poésie est un moyen de se mettre en danger sans courir de risque." [7]  Si bien que, contrairement à Sartre, qui voit dans Fusées et dans Mon cœur mis à nu le triste spectacle d’un Baudelaire ressassant et tourné vers le passé, Blanchot affirme que ces œuvres sont un signe tragique d’une grande importance pour la poésie à venir. Il est clair que, dans une large mesure, les analyses de Blanchot sont dans la lignée des réflexions de Fondane dans Baudelaire et l’expérience du gouffre. Il est clair également qu’elles s’en éloignent sur certains points. Pour Blanchot le gouffre ne révèle rien d’extérieur à la Parole, il plonge Baudelaire dans cette expérience dont la profondeur fait que la mort ne peut même finir l’atrocité de son existence. Le soulagement par la mort n’est qu’une mystification. Mais, par l’échec de sa vie, Baudelaire est également responsable de la réussite de sa survie.  "La mystification s’achève en vérité et la ruine symbolique, que figurent ces poèmes, devient assez réelle pour imposer son sérieux[8]. " Ainsi pour Blanchot, si la vie de Baudelaire était entachée de fausseté, la mort fait rejaillir sur elle la vérité de sa poésie. La poésie ne satisfait donc pas un besoin qui la précède, elle ne ressuscite pas une réalité perdue. Blanchot ne souhaite pas, comme Fondane, passer par cette expérience poétique pour aboutir à une pensée autre, mais se plonger dans cette expérience, qui a un sens existentiel, et en saisir à la fois l’ambiguïté et la vérité.

Pour confirmer l’affinité de pensée entre Fondane et Blanchot, nous avons enfin, l’article sur Rimbaud paru également dans La Part du feu [9]. Blanchot centre sa réflexion sur le problème du silence de Rimbaud. Il présente l’absoluité du rêve de Rimbaud : "faire de la littérature une expérience qui intéresse le tout de la vie et le tout de l’être." Cependant, il se contente de déclarer qu’au sujet des Illuminations, il est impossible de savoir si, par rapport au programme du Voyant, " elles représentent une supercherie, un échec radical, un leurre plein de magnificence ou une tentative réellement 'fabuleuse'. " Ainsi, dans l’éventail des interprétations proposées, Blanchot cite deux des réponses proposées par Fondane : l’idée d’une supercherie, et celle d’un leurre plein de magnificence. Sans trancher cette question, il affirme la réussite paradoxale de ces poésies et souligne l’unité profonde de la vie de Rimbaud. Il décèle aussi bien dans l’œuvre poétique que dans la correspondance d’Afrique, à la fois une volonté absolue de sommeil et une soif ardente et insatiable. Dès lors, Blanchot perpétue l’étonnement de Fondane : " Aussi ce qui nous étonne, n’est-ce pas la mauvaise qualité de ses lettres, mais au contraire le ton à jamais entêté, furieux, sans détour et sans retour, qui, à travers les fatigues du travail et les reniements de toute sorte, jusque sur son lit de mort, continue en lui à perpétuer Rimbaud." [10]  Ces brefs articles montrent l’affinité réelle de deux lectures et soulignent la fécondité d’une réflexion au seuil de la philosophie portant sur l’écriture comme expérience. De cette fécondité, l’étude que Georges Bataille consacre à Baudelaire dans La Littérature et le mal [11], est une autre preuve.

Bataille et Fondane : un même héritage

Comme Fondane, Bataille a rencontré Chestov en 1924. Celui-ci devait l’initier à Nietzsche et jouer un grand rôle dans la formation de sa pensée et de sa personnalité. Si les deux hommes ont été marqués par le penseur russe, Fondane a poursuivi presque à la lettre son enseignement, tandis que Bataille s’en est inspiré pour développer une pensée propre. Dès lors, son étude sur Baudelaire retrouve les mêmes thèmes et les mêmes exigences que celle de Fondane, mais les conclusions en sont différentes : c’est la fécondité du mal en littérature, ou plus précisément la justification de l’écrivain par la condamnation qui l’intéresse : " Je crois que l’homme est nécessairement dressé contre lui-même et qu’il ne peut s’aimer jusqu’au bout s’il n’est l’objet d’une condamnation." [12]  Mais le mal, pour Bataille, et c’est là que nous retrouvons les idées de Fondane, va procurer au poète la grande liberté, le grand engagement de la poésie. Sa conception de la poésie en est très proche puisqu’il s’agit de réaliser la fusion de l’objet au sujet :  "Nous pouvons définir en effet le poétique, en ceci analogue du mystique de Cassirer, du primitif de Lévi-Bruhl, du puéril de Piaget, par un rapport de participation du sujet à l’objet." [13]  La participation dont parle Bataille n’a certes pas le sens d’une restitution d’un univers perdu, celui de l’enfance ou des premiers âges. Malgré tout, il s’agit d’une posture métaphysique dans le sens où vouloir unir la conscience avec ce qu’elle réfléchit, c’est désirer l’impossible. Étant donné le choix que Baudelaire a fait de s’observer toujours soi-même, ayant refusé le type d’action que lui recommande Sartre, il lui reste à façonner cette statue de l’impossible qu’il a faite de lui-même. C’est pourquoi, comme Blanchot et Fondane, Bataille professe une grande admiration pour les dernières ébauches, les " journaux intimes" de Baudelaire, qui constituent un sommet de sa création. On découvre aussi dans le projet de la pièce L’ivrogne, la grande nouveauté de Baudelaire face au mal, au meurtre, à la sexualité : il a créé une esthétique de l’impossible. La valorisation du mal par Bataille rappelle les pages de Baudelaire et l’expérience du gouffre[14] où Fondane, dans une autre perspective, affirme que le Bien ayant été entièrement rationalisé, l’homme qui veut échapper à la dictature de la raison, et c’est le cas de Baudelaire, a pour unique recours de cultiver le mal, la laideur. Le mal de Bataille est différent, il porte la nécessité d’une auto-condamnation. Néanmoins, on voit chez les deux hommes, une volonté métaphysique de donner une positivité au négatif qui influence toute leur lecture. En dernière analyse, l’assimilation de la poésie à la quête de l’impossible a, chez Bataille, des résonances existentielles qui ne sont pas négligeables.

Yves Bonnefoy : sur la route de Chestov et de Fondane.

Si l’on ne peut parler que d’une affinité entre les critiques de Blanchot et de Fondane, d’une communauté d’intérêt, au sens fort, entre lui et Bataille, dans le cas de Bonnefoy, on peut réellement parler de continuité. Bonnefoy affirme clairement sa dette vis-à-vis de Chestov dont il admire la lutte contre les évidences et contre la raison désincarnée[15]. S’il n’a pas lui-même suivi, dans le champ philosophique, le chemin d’une opposition à la pensée d’Athènes et à l’aveugle Nécessité, il a fait sien le scandale, d’essence poétique, ressenti devant la fixation imposée par le concept. La pensée de Bonnefoy est existentielle,  principalement dans ses premiers essais. Mais il y a plus :  les deux poètes qui attirent sans cesse ses réflexions, ceux pour qui il professe la plus grande admiration, sont précisément Baudelaire et Rimbaud. On retrouve donc en lui l’union d’un goût pour le questionnement métaphysique – c’est ainsi qu’il désigne la tentative du Voyant[16] – et l’engagement en faveur d’une esthétique poétique dégagée de tout ce que l’Idée, et la discipline qui en est fille, peuvent avoir d’entravant. Dès lors, il s’oppose nettement aux poètes qui s’accrochent maladroitement à leurs espoirs d’une poésie rationnellement maîtrisée. Comme Fondane, il s’oppose avec ardeur aux conceptions de Valéry qui " se complaît dans un monde d’essences où rien ne naît ni ne meurt […] ", [17] et qui préfère se cacher la fécondité et le sérieux de l’angoisse créatrice. Car, pour Bonnefoy, la poésie n’a rien d’un jeu ; sérieuse et profonde, elle accueille les révélations de la mort. Le contraire de cette poésie illusoire et figée, c’est Baudelaire qui nous le présente. Et le manifeste de la poésie véritable,  c’est le sonnet " À une passante". Il s’y exprime enfin cet écoulement retrouvé contre Hegel et Platon par une poésie dont l’objet est de restituer de  toutes ses forces, l’Ici et le Maintenant.  Notons d’ores et déjà les limites du rapprochement que nous esquissons. Bonnefoy, comme Blanchot, joue souvent d’une écriture dégagée de l’argumentation classique. Sa prose est parsemée de métaphores, de retours, de nuances visant précisément à saisir ce qui n’est pas saisissable par le concept. Fondane quant à lui, tendu dans sa volonté de dialogue, utilise plutôt les ressources rhétoriques de Chestov : l’argumentation serrée, l’interrogation rhétorique, la répétition. En ceci, Bonnefoy a en partie dépassé le cercle dans lequel ses deux prédécesseurs se débattaient, devant combattre la raison avec les outils de cette même raison. Ses analyses ne prennent donc pas la forme d’une "guérilla", d’un cri ressassé : elles se développent librement dans l’image. Chez lui, malgré le rôle affirmé de la philosophie, c’est toujours le sens poétique qui prévaut. Mais on entend nettement l’influence du Faux Traité d’esthétique et de Baudelaire et l’expérience du gouffre,  lorsque Bonnefoy affirme, au terme d’une étude où il trace le bilan du devenir de la poésie contemporaine (incarnée par Valéry ou Claudel), à laquelle il souhaite opposer l’héritage de Baudelaire : "La poésie a longtemps voulu habiter dans la maison de l’Idée, mais comme il est dit, elle s’en est enfuie en jetant des cris de douleur." [18]

C’est en effet en Baudelaire que Bonnefoy identifie le moment crucial pour l’histoire de la poésie, le moment où, enfin, la " vérité de parole" [19]  a pu s’incarner. Ce sont précisément Les Fleurs du mal qui sont le réceptacle de cette vérité. Alors que Mallarmé a voulu fuir " l’errement ou l’égarement affectif" et en dernier recours, " l’inspiration" [20] , Baudelaire lui a accueilli dans ses vers " l’excès, le craquement de l’essence" [21]  : c’est précisément ce que Fondane nomme "l’extrême". Baudelaire a senti la dégradation, le vieillissement, il a fait sa place au malheur et à la souffrance qui dès lors l’emporte sur la beauté. Sartre a bien montré que Baudelaire a choisi sa destinée, mais il n’a pas compris l’objet de son choix : Baudelaire a choisi la mort, espérant y trouver une force. Par son choix, Baudelaire a rencontré la joie magnifique de l’horrible dans " Un voyage à Cythère ", dans " Une charogne". Mais il y trouve aussi la désagrégation et la souillure : " Déception par essence poétique. En ce point peut-être s’est tu Rimbaud. " On voit à ce type de phrase qu’il serait faux d’affirmer que Fondane n’a pas trouvé d’oreille pour l’entendre ; la pensée de Bonnefoy a été indéniablement fécondée par la sienne. Ce qu’il appelle " la participation", Bonnefoy le nomme " la présence " : présence immédiate du monde à l’esprit qui a les caractéristiques d’une véritable guérison. Cette présence n’est pas acquise, elle est la quête difficile et infinie de la poésie authentique. Elle fait renaître l’existence singulière, celle du cygne baudelairien, seul et exilé, plein de la mélancolie d’une présence parfaite.  Si la création tient la promesse pour laquelle Baudelaire s’est sacrifié : " Elle ouvrirait au sentiment religieux, au terme de sa longue errance, la demeure de la poésie." [22]  Dans toute son analyse, Bonnefoy reste proche de Fondane en faisant de la poésie une possibilité de salut pour l’existence individuelle, et un moyen pour saisir « le lieu », c’est-à-dire l’instant d’une pure appréhension de l’être.

C’est pourquoi on peut voir dans le livre que Bonnefoy a consacré à Rimbaud une lecture existentielle d’une grande richesse. Il essaie de suivre, tout au long de l’expérience littéraire de Rimbaud, l’évolution complexe qui le conduit à vouloir de diverses façons ressaisir l’être qui toujours lui échappe. En prenant au sérieux l’expérience du poète, de cet enfant qui espère trouver l’amour qui toujours lui a fait défaut, il donne corps à une interprétation qui n’est pas détachée de l’existence tumultueuse de Rimbaud. À la fin de l’ouvrage, Bonnefoy reprend les principes existentiels tels qu’ils avaient été présentés par Fondane, en affirmant que ce qui caractérise Rimbaud, c’est le refus de la pensée hégélienne de la nécessité : " Et n’y a-t-il pas au contraire une liberté neuve, une éternité praticable, pour un regard décillé par le refus de tenir pour aménageables et "naturelles" la limitation et la mort ? Définissant cette seconde pensée, j’ai résumé, je crois, la recherche d’Arthur Rimbaud." [23] Le reste de l’ouvrage ne reprend pas les analyses de Fondane concernant Rimbaud, sur l’insincérité du Voyant, ou sur la deuxième partie de la vie de Rimbaud qui n’intéresse pas Bonnefoy. Néanmoins, tout le livre est porté par l’interrogation existentielle. Chaque période poétique a sa place dans la recherche tragique par Rimbaud d’une libération. Ainsi Bonnefoy accorde-t-il une grande importance à chaque moment de l’écriture poétique si changeante de Rimbaud depuis les poèmes naïfs du début, jusqu’à la tentative musicale et gnostique des Illuminations, en passant par la terrible aventure  d’Une Saison en enfer que Bonnefoy analyse avec une précision impressionnante cherchant à revivre, page à page, la quête du poète qui conclut " proposant au-delà des fantasmagories religieuses l’entreprise d’un réalisme, au sens existentiel que l’on peut donner à ce mot." [24] Ainsi, loin de conduire à une lecture unique qui serait la réaffirmation constante de la révolte du poète face à la nécessité, on voit que la pensée existentielle permet de penser jusqu’au détail du texte, ce que Fondane n’a fait qu’esquisser. Telle qu’elle est reprise par Bonnefoy, elle présente, face à une lecture purement formelle, la possibilité toujours ouverte d’une interrogation de la vie et des œuvres des poètes dans le but d’en éclairer la signification profonde. On voit que la critique, surtout celle des poètes, ne renonce pas si facilement à la question du sens caché de la poésie.

Fondane a donc réellement une postérité critique. Car les écrivains d’après-guerre n’ont pas voulu renoncer à lire les poètes à partir de leur propre existence, à partir de leur vécu. C’est toute une vision de la poésie et du poète qui est en jeu. Peut-on réduire le poème à son texte ou aux lois qui ont contribué à lui donner forme ? Ou bien faut-il essayer de reconstituer l’expérience cruciale du poète, de comprendre ce qu’une vie recèle de fécondité et de puissance ? C’est cette forme de lecture que, dans la lignée de Fondane, Bataille, Blanchot et Bonnefoy proposent. Comme Fondane, ils cherchent à toucher leur lecteur, ou mieux, à le troubler. En ce sens, ils utilisent autant qu’ils la servent, la force bouleversante de poètes tels que Baudelaire, tels que Rimbaud, afin de faire jaillir des questions qui autrement n’auraient pas pu voir le jour. Ils entendent rappeler à l’homme, trop souvent frileux et casanier, que de telles lectures peuvent, et doivent, changer la vie. 


[1] [1]Roland Barthes, " Qu’est-ce que la critique ?", in Essais critiques, Éditions du Seuil, 1964,  p. 265

[2] Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard, 1947. Une étude comparée du Baudelaire de Sartre et de Baudelaire, ou l’expérience du gouffre offre des perspectives passionnantes mais dépasse le cadre de cette étude. Les deux écrivains ont rédigé leur Baudelaire au même moment, cité souvent les même textes ; ils ont tous deux voulu aborder l’œuvre sous l’angle de la vie, mais ils ont abouti à des conclusions radicalement différentes. On lit dans ces deux Baudelaire tout l’écart qui existe entre une critique existentialiste et une critique existentielle.

[3] Maurice Blanchot, LEspace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 155. Comparer avec Rimbaud le voyou, Chapitre XXIII.

[4]Maurice Blanchot, op. cit., p. 37.

[5] Maurice Blanchot, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p.137.

[6] Maurice Blanchot, op. cit.,  p. 146.

[7] Maurice Blanchot, op. cit., p. 141.

[8] Maurice Blanchot, op. cit.,  p. 149.

[9] Maurice Blanchot, " Le sommeil de Rimbaud ", in La Part du feu, op. cit.

[10] Maurice Blanchot, op. cit., p. 159

[11] Georges Bataille, La Littérature et le mal, Gallimard, 1957,  p. 40.

[12] Georges Bataille La Littérature et le mal, Gallimard, 1957, p.40 .

[13] Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 44.

[14] Baudelaire et l'expérience du gouffre, Chapitre XVII,  p. 191.

[15] Voir Yves Bonnefoy, "L’obstination de Chestov", in L’Improbable et autres essais, Gallimard, 1992, [Première édition : Mercure de France, 1980],  p. 275 et sqq.

[16] Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Seuil, 1961, p. 46.

[17] Yves Bonnefoy,  "Valéry", in LImprobable et autres essais, op. cit.,  p. 101.

[18] Yves Bonnefoy,  "L’acte et le lieu de la poésie", in L’Improbable et autres essais, op. cit., p. 133.

[19] Yves Bonnefoy « "Les Fleurs du mal ", in L’Improbable et autres essais, op. cit., p. 32.

[20] Yves Bonnefoy,  "L’acte et le lieu de la poésie", in L'Improbable et autres essais, op. cit.,  p. 110.

[21] Yves Bonnefoy,  "Les Fleurs du mal", in L’Improbable et autres essais, op. cit.,  p. 34.

[22] Yves Bonnefoy,  "Les Fleurs du mal", L’Improbable et autres essais,  p. 40.

[23] Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Éditions du Seuil, 1961, p. 171.

[24] Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, op. cit., p. 131.