SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

La collaboration de Fondane aux revues N° 6

La lecture de l’oeuvre de Lévy-Bruhl par Fondane: accord ou désaccord ?

Dominique Guedj

“L'étude sur Lévy-Bruhl ou le métaphysicien malgré lui. J'espérais pouvoir refaire le texte au point de vue des problèmes posés par les nouvelles logiques.”[1]

Présentation  

            En 1935 Chestov attire l'attention de Fondane sur le travail de Lévy-Bruhl qu'il suit depuis les années vingt. Il lui conseille d'écrire pour les Cahiers du Sud [2] un compte rendu de la Mythologie primitive qui vient de paraître. En 1939 Fondane publie un compte rendu consacré à un ouvrage postérieur, intitulé “L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs par Lucien Lévy-Bruhl” [3] où mention est faite de La Mythologie primitive. Auparavant, dès 1936, La Conscience malheureuse  avait fait une place à Lévy-Bruhl dans le cadre d'une réflexion sur le “malheur de la conscience” due à l'opposition entre mythe et raison. On y trouve Lévy-Bruhl convoqué dans une discussion sur les “tabous” de la philosophie [4], aux côtés de Kierkegaard, de Nietzsche, de Freud, de Bergson, de Kant, des mystiques et de l'Ancien Testament. C'est le début d'une série de textes consacrée à l'œuvre de Lucien Lévy-Bruhl.

         La Mythologie primitive a-t-elle été le premier contact de Fondane avec les écrits de Lévy-Bruhl ? Il est certain en tout cas qu'elle n'a pas été le seul et que Fondane a complété sa lecture. Ce texte tardif dans la bibliographie de Lévy-Bruhl – il date de 1935, alors que l'essentiel de l'œuvre anthropologique a paru depuis 1910 - est en tout cas selon Fondane, l'ouvrage clé de son auteur, son point culminant : celui qui, après avoir révélé le monde mental des primitifs, nous ramène au nôtre. A l'autre bout de l'œuvre, Fondane connaît également La Morale et la science des mœurs et toute la polémique suscitée en 1903. Il néglige cet aspect, tout en trouvant déjà fort “significatif” l'apport de Lévy-Bruhl à la sociologie. Il cite aussi abondamment les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910), La Mentalité primitive (1922), Le Surnaturel et la nature dans la mentalité primitive (1931) ou L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs (1938). Ce sont les Morceaux choisis publiés chez Gallimard en 1936 et La Mythologie primitive qui reviennent le plus souvent dans ses citations, parce qu'ils permettent de privilégier le Lévy-Bruhl “métaphysicien” D'emblée, Fondane décèle dans l'anthropologie lévy-bruhlienne une “intuition philosophique”, un substrat commun à sa propre pensée. Dès lors il va s'appliquer de 1937 à 1940 à développer cette position dans plusieurs articles, et à partir de 1940 dans un projet de livre : L'Etre et la Connaissance, resté inachevé et inédit. Les réserves de Lévy-Bruhl vis-à-vis de cette interprétation de sa pensée sont connues. Elles trouvent leur expression dans la note d'introduction à l'article de Fondane de 1940 : “Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance” [5]. Avant sa mort Lévy-Bruhl en avait toutefois accepté la parution dans la revue qu'il dirigeait. Fondane mesure bien l'ambivalence de cette réaction :

“Peu de jours avant sa mort, dans son appartement de la rue Lincoln, le grand anthropologue voulut bien discuter avec nous de l'interprétation que nous donnions de sa pensée et, tout en la trouvant fondée, nous exprimer son malaise devant les conclusions que nous en avions tirées. [6] (c'est nous qui soulignons)

Les rectifications de la note d'introduction et ces lignes de Fondane soulignent de façon commune que le  “désaccord” porte sur les “conclusions” tirées par Fondane, dont Lévy-Bruhl entend ne pas partager la responsabilité. Il y a chez Lévy-Bruhl une ligne qu'on ne peut franchir sans quitter sa pensée, et chez Fondane au contraire des conclusions nécessaires à tirer. En fait, tandis que l'un et l'autre constatent des faits similaires, ils n'en dégagent pas les mêmes conséquences. Chez l'un les constatations faites sur l'imposture de la raison débouchent sur une expérience du tragique, chez l'autre la sérénité et la confiance envers la connaissance perdurent malgré tout. Mieux, Fondane constate que c'est avec les outils de la raison que Lévy-Bruhl affirme la relativité de la raison en évitant ainsi le “coup de théâtre” ou “sentiment de panique” que devraient constituer l'intrusion du tragique et de l'absurde dans le champ de la rationalité :

“Je pèse mes mots : si l'étude de la mentalité prélogique, telle qu'osée par M. Lévy-Bruhl avait été faite par un esprit prenant conscience de soi en tant que philosophe, elle se fût produite comme un coup de théâtre dans le domaine de la "théorie de la connaissance" […] M. Lévy-Bruhl, ne se croit point tenu, en tant qu'anthropologue, d'intervenir franchement dans la question philosophique.”[7]

En fait, c'est moins la similitude entre les deux pensées qui doit être considérée que le positionnement affectif différent vis-à-vis d'énoncés similaires. N'y a-t-il pas là meilleure illustration de l'idée de Lévy-Bruhl qui plaçait dans l'affectivité l'origine des vérités ?

         Lévy-Bruhl est une figure complexe résultant d'une série de paradoxes. Tout en rejetant la métaphysique et l'abstraction de l'a priori depuis La Morale et la science des mœurs, il n'est pas pour autant prêt à concéder autant à l'intuition. Dans l'un de ses paradoxes, et non des moindres, on le verra récuser l'intuition et l'a priori tout en acceptant l'existence d'un donné, d'un déjà-là, que son travail ethnographique nommera “catégorie mystique” ou “participation”.

        Fidèle à la méthode positiviste de Comte, c'est à l‘ “expérience” et à la “méthode comparative” qu'il en appelle pour asseoir une rationalité sociologique scientifique. Mais paradoxalement, au moment même où il s'engage vers la sociologie d'inspiration comtienne et durkheimienne, il cherche à se dégager de ses contraintes positives et pose l'affectivité à l'origine des idées et des vérités, dans le champ scientifique pur comme dans celui des idées. On a ainsi parlé à tort de ruptures épistémologiques multiples dans l'évolution de la pensée lévy-bruhlienne, surtout au moment où il a développé ses notions de “participation” et de “catégorie affective du surnaturel”. Or, la première partie de sa carrière universitaire, celle d'historien des idées, avait signalé surtout dans La Philosophie de Jacobi (1894) et dans History of modern Philosophy in France (1899) [8], une disponibilité de Lévy-Bruhl à des formes de pensée refusant de se constituer en système,  où la foi joue un rôle capital dans l'intuition de l'existence de formes autres de pensée. Le chapitre XII de History of modern Philosophy in France, consacré à Maine de Biran,  montre l'intérêt précoce de Lévy-Bruhl pour des courants s'intéressant à la "vie affective" et à ses liens avec la pensée spéculative ou avec les sciences. Mais c'est surtout son étude de 1894 sur Jacobi qui discerne dans la pensée singulière d'un homme seul, une postérité philosophique pascalienne à part entière, et l'un des essais les plus intéressants de critique de la Raison de la philosophie de l'Aufklärung (au nom de la croyance) au moment où celle-là semblait à la fois inattaquable et invincible. On doit se demander si la fréquentation de ces pensées traditionalistes au puissant fond religieux, intellectuellement proches de Jacobi, n'a pas rendu possible la compréhension de la mentalité primitive. L'apport de La Philosophie de Jacobi ne doit pas être minimisé,  il importe de signaler le point de départ fructueux qu'elle constitue. La Philosophie de Jacobi,  en effet, sur bien des points, lorsqu'elle explique la doctrine de Jacobi, anticipe sur les analyses que Lévy-Bruhl affinera pour la pensée de participation. Expliquant les positions de Jacobi, il utilise les mêmes termes et les mêmes raisonnements que ceux employés pour rendre compte de la pensée de participation.

De ces deux ouvrages d'histoire de la philosophie se dessine, tracée a contrario par Lévy-Bruhl, une lignée philosophique de pensées d'exception rebelles à toute institutionnalisation philosophique que Lévy-Bruhl intègre à l'histoire de la pensée. Sans les partager - ni philosophiquement ni politiquement - il a entendu les questionnements de ces philosophies qui voulaient situer hors de l'entendement - dans la croyance ou dans l'affectivité - l'origine des vérités : Jacobi, Herder, Schleiermacher et les philosophes Traditionalistes issus du mouvement anti-lumières auquel il consacre un demi-chapitre dans History of modern Philosophy in France. Cet intérêt pour des modes de pensées tenus pour mineurs l'a plus que certainement aidé à comprendre l'orientation mystique de la pensée des primitifs. Ces pensées renvoient à une dimension non-dévoilée de sa pensée, que Fondane saura discerner et voir transparaître dans son analyse de la mentalité mystique. La lecture de Fondane ne le laisse pas indifférent, car il est familier de longue date avec cet univers de pensée,  grâce à Jacobi. Il y a sans doute bien des raisons inavouées, qui ne sont pas purement intellectuelles, au“malaise” que suscite l'interprétation de Fondane.

C’est autour  du rapport entre logique et connaissance, entre connaissance et réalité, que se situe le point de convergence entre ces “philosophies de la croyance” et son œuvre anthropologique à venir. La question commune posée par ces pensées concerne l'origine de la connaissance inscrite dans les représentations qu'il nomme “prélogiques” (faute d'un terme meilleur) : c'est-à-dire dans des “préliaisons” affectives. Comment dès lors, les théories sont–elles légitimement autorisées à décider du vrai et du faux? Comment sont-elles amenées à produire des lois qui instituent les phénomènes et la connaissance en général ? Ces questions, Lévy-Bruhl les pose d'abord à la sociologie durkheimienne au moment où il s'y engage, avant même de s'attacher aux représentations des primitifs. C'est à nos propres cadres spéculatifs, à nos propres “représentations collectives”, qu'il entend que ces critiques soient adressées. On voit ainsi combien, avant qu’il ne s’engage dans l'œuvre anthropologique, sa position à l'intérieur de la sociologie durkheimienne était déjà teintée de paradoxe et comment elle prépare le travail ethnographique.

Les textes de Fondane consacrés à Lucien Lévy-Bruhl.

Ils se subdivisent en trois catégories qui seront brièvement présentées.

1. Articles parus dans des périodiques.

 Ces articles et comptes rendus ont paru dans divers périodiques français et belges de 1937 à 1940.
-“Descartes ou la prudence”, Le Rouge et le Noir, Bruxelles, 8 septembre 1937.            
-Lévy-Bruhl ou le métaphysicien malgré lui”, Le Rouge et le Noir,   Bruxelles, 21 septembre 1937.
  -“La Conscience honteuse du Poète”, dans les Cahiers du Sud en 1937, que   Fondane reprendra dans le Faux Traité d'esthétique un an plus tard.
-Le moi et le monde. Essai d'une cosmogonie anthropomorphique, J.-D. Ghéréa, (Vrin, 1939), compte rendu publié dans la Revue philosophique en 1941, où Fondane fait   appel à Lévy-Bruhl dans sa discussion du “paradis logique” de la philosophie.
-“L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs, par Lucien Lévy-Bruhl”, compte rendu de l'ouvrage du même nom, paru en 1939 dans les  Cahiers du Sud.
-“L. Lévy-Bruhl – Heidegger : ‘Qu'est-ce que la métaphysique ? ‘”, Cahiers du Sud,  1939, XVIII, à la fois un article nécrologique en hommage à Lévy-Bruhl et   une ardente discussion de sa pensée.

2.Chapitres de la Conscience malheureuse, du Faux Traité d'esthétique et deBaudelaire et l'expérience du gouffre.

On a vu  que dès 1936 la pensée de Lévy-Bruhl a été  évoquée dans La Conscience malheureuse pour la première fois. Lévy-Bruhl est présent dans le premier texte du livre qui s'intitule aussi “La conscience malheureuse”. Lévy-Bruhl réapparaît encore dans “Bergson, Freud et les Dieux”,  lors de la discussion de l'hypothèse freudienne du “père primitif” et d'une “humanité primitive” [9], qui est aussi une réfutation de la notion psychanalytique de “complexe”. Comme pour Lévy-Bruhl Fondane décèle dans la pensée de Freud, qui n'est pas un “philosophe attitré” [10]des conséquences philosophiques qu'il entend discuter et récuser. On verra par la suite Fondane se référer à Lévy-Bruhl de façon constante, dans son évaluation critique de la méthode psychanalytique et de sa mythologie inconsciente.

Il faut signaler en 1938 le Faux Traité d'esthétique dont le projet tout entier est soutenu par l'apport de Lévy-Bruhl. L'ouvrage reconnaît à l'art, et surtout à la poésie, une fonction métaphysique perdue,  où la pensée de Lévy-Bruhl a un rôle de restitution à jouer. Dans la préface,  “A bâtons rompus”,  Fondane dit la place du religieux et de la participation dans l'expérience poétique. Le recours à la poésie démasque le mensonge des esthétiques, sa collusion suspecte avec l'éthique. Pourquoi Fondane prend-il la poésie pour moteur de sa critique ? Parce que le procès intellectuel fait à l'art et à la poésie est un procès de philosophes, le procès millénaire de la philosophie éternelle à toutes les formes autres de pensée. Fondane confirmera le verdict dans Baudelaire et l'expérience du gouffre : “le besoin de poésie est un besoin de tout autre chose que de poésie” [11], et ce besoin touche aux pouvoirs irrémédiablement perdus par la pensée conceptuelle. Fondane ne propose pas au travail de Lévy-Bruhl, faute de mieux, une utilité dans le champ de la subjectivité ou de l'imaginaire, à la manière du Romantisme et du Surréalisme dont le livre fait la double critique. Il s'agit de rendre compte d'une expérience autre du réel - c'est le sous-titre du Faux traité qu'il faut prendre en compte : Essai sur la crise de réalité. La poésie s'y voit promue “capitale de l'expérience mystique du réel refoulé et chassé.”

Baudelaire et l'expérience du gouffre poursuit la réflexion engagée dans “Bergson, Freud et les Dieux”de La Conscience malheureuse. Les chapitres XVI et XVII utilisent le travail de Lévy-Bruhl pour une discussion de la “pensée magique” de l'enfant comparée à celle des primitifs. Elle réfute l'assimilation faite entre les deux et fait la critique des présupposés thérapeutiques de la psychanalyse, dans le cadre cette fois d'une réflexion sur l'enfance de Baudelaire et la spécificité de son génie créateur.

3. Ebauches manuscrites inachevées restées inédites.

Une partie conséquente du travail critique de Fondane sur Lévy-Bruhl est demeurée à l'état de manuscrit ou d'ébauche. Le projet de L'Etre et la connaissance,  tel que Fondane souhaitait le voir achevé, et dont la lettre de Geneviève Fondane à Boris de Schloezer dévoile le plan, [12] se présente sous la forme d'une copie de travail très élaborée. Lévy-Bruhl est également omniprésent dans deux carnets de guerre, constitués de textes préparatoires au Baudelaire et à L'Etre et la connaissance. Diverses ébauches s’intitulent : “La pensée de l'enfant et le paradis logique”,   “Pensée primitive et psychanalyse”,  “Baudelaire, Lupasco et la psychanalyse”, “Le principe de non-contradiction et  les problèmes de logique (L. Bruhl, Lupasco)”, “Réponse d'Aristote aux N logiques possibles”. Nous publions dans ce Cahier quelques pages qui  contiennent des notes sur Lévy-Bruhl. Ces textes indiquent que Fondane avait engagé la pensée de Lévy-Bruhl dans des directions multiples, dans un dialogue entre les disciplines, que n'avait pas explicitement prévus leur auteur.

La spécificité de la lecture de Fondane.

L'interprétation de Lévy-Bruhl par Fondane se fait à l'intérieur d'un contexte qui lui est propre : le procès fait à la philosophie en tant que théorie de la connaissance, et surtout le procès fait à la prééminence du logique et du principe de non-contradiction qui toujours et nécessairement aboutit selon lui :

“à n'accorder la rationalité qu'à la seule pensée de l'identité; c'est sur elle, en effet, que se fondent notre logique, notre connaissance, notre sentiment de l'objectivité, de la réalité.”[13]

Or ce contexte de procès fait à la philosophie n'est pas celui de Lévy-Bruhl. La démarche de Lévy-Bruhl demeure résolument rationnelle, même si elle montre la relativité de la raison, des logiques et des morales. Dégager cette relativité était d'ailleurs à l'origine de son glissement d'intérêt de la philosophie vers la sociologie.

La lecture de Fondane s'inscrit dans un mouvement a contrario de celle de l'époque de la réception houleuse de Lévy-Bruhl. Car il perçoit le vif intérêt porté au travail de Lévy-Bruhl comme “prisonnier de questions qui, pour être passionnantes, [ne sont] pas moins secondaires.” [14] Pour Fondane, l'essentiel n'est pas là où on l'a cru : il est en arrière-fond. Lévy-Bruhl lui-même ne s'en est pas aperçu, ou n'a pas voulu en convenir.   A partir de cette prémisse d'un non-dit essentiel démarre l'analyse de Fondane. Pour bien saisir la portée de la pensée de Lévy-Bruhl, il convient d'en rétablir la perspective originelle.

Pour Fondane l'intérêt majeur du travail de Lévy-Bruhl est d'accorder  “la réalité à une pensée qui échappe aux lois du logique” [15],  et ceci rejoint l'une de ses préoccupations majeures. La rencontre avec cette œuvre montre partout chez les primitifs l'exemple concret d'un univers de pensée cohérent, viable, indifférent à la contradiction mais jamais absurde. Il se caractérise par la réversibilité des phénomènes et par une conception différente (mystique) de la causalité. Cet univers lui apparaît comme une alternative réelle, concrète, à nos modes de pensée habituels. Ce Lévy-Bruhl philosophe qui interroge les modes de pensée des primitifs en les opposant à nos habitudes philosophiques permet à Fondane de faire entrer en philosophie les questions éludées qui lui sont chères, avec les armes de la philosophie elle-même, comme le préconisait Chestov. Fondane insiste sur ce paradoxe fondateur de l'entreprise lévy-bruhlienne. C'est avec les outils de la connaissance et avec la confiance conservée envers la méthode de la philosophie que Lévy-Bruhl sape les fondements de la connaissance, tout en restant persuadé de ne pas faire œuvre philosophique mais scientifique. Et Fondane précise :

“Je ne pense pas qu'il était dans l'intention de M. Lévy-Bruhl de nous amener à ces ultimes considérations ; je le sais, et de lui-même il les aurait repoussées de toutes ses forces” [16]

Fondane ne cherche pas à assimiler la pensée de Lévy-Bruhl à la sienne, ni à dissimuler que l'intention qui y présidait était autre. Il insiste au contraire,  en les analysant,  sur les excellentes raisons qu'avait Lévy-Bruhl philosophe de ne pouvoir prendre à sa charge des conclusions qui devaient heurter ses conceptions, et comment il s'est trouvé placé par lui-même devant un “dilemme poignant”[17]. Malgré tout, Lévy-Bruhl conclut sereinement que le logique n'est qu'une “habitude mentale”, “un acquis superficiel”, “une lente décomposition des fonctions mentales des primitifs” [18]. Selon Fondane, c'est “malgré lui” que Lévy-Bruhl l'a montré, alors qu'il ne faisait que suivre scrupuleusement les lois scientifiques et critiques qu'il s'était données. En ce paradoxe originel réside la singularité de l'entreprise lévy-bruhlienne :

“Et le savant, ‘persuadé’ qu'il n'a pas quitté la voie royale de l'exigence logique, se trouve regarder de ses propres yeux et non de ses oculi mentis. Dans ce cas pas de conflit, à peine un léger trouble, aussitôt dissipé. Etre convaincu que l'on se tient sur le sol ferme de la connaissance et cependant jouir de la vue que procurent les yeux ouverts – la vue heureuse et la conscience tranquille – c'est là certes l'aventure la plus singulière qui puisse arriver au philosophe. C'est naïvement qu'il s'étonnera, d'un bout à l'autre de son enquête, que tant de choses pussent échapper à notre connaissance, que tant de choses pussent la remplacer, qu'elles soient réelles alors qu'il est impossible qu'elles le soient et, avec cela, objet d'une expérience, objet d'une conception du monde, sources de langage, de mœurs, d'éthique, de religions. Bref, il s'étonnera que l'on pût, sans la moindre amorce d'une connaissance logique se débrouiller dans le réel, s'y adapter, s'y conformer, y vivre – voire même en trouver une confirmation de ce qu'on en pense. Et tout cela, sous l'œil bienveillant d'une raison, étrangement satisfaite d'avoir découvert un monde inconnu – et qui la nie !” [19]

L'ambivalence de la réception de l'œuvre de Lévy-Bruhl, le rejet ambigu dont son travail a été l'objet s'expliquent-ils par ce sous-entendu non exprimé,  mais néanmoins perçu par ses détracteurs ? Lévy-Bruhl est un universitaire brillant et reconnu. Pourtant son rejet de la métaphysique traditionnelle lui a d'abord valu les critiques acerbes des philosophes institutionnels et universitaires. Son éloignement de l'orthodoxie durkheimienne lui vaut ensuite de virulentes critiques dans ce camp; Durkheim lui-même descend dans l'arène. Ses travaux sur les primitifs accroissent finalement sa réputation,  tout en accroissant l'incompréhension vis-à-vis de son travail. Lorsqu'il conteste le postulat de l'unité universelle des lois de la pensée en distinguant la pensée mystique et prélogique des primitifs de la pensée rationnelle et conceptuelle, il provoque une véritable polémique,  et les réactions les plus vives dans les rangs des  philosophes comme dans ceux  des sociologues : “L'unité logique du sujet pensant, qui est prise pour accordée par la plupart des philosophes, est un desideratum, non un fait”, écrit-il dans les Morceaux choisis.

Non qu'il ait été le seul à distinguer le mode de pensée des primitifs du nôtre, Bergson ou Durkheim en avaient fait autant, mais dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912) Durkheim s'appliquait à construire un pont entre les deux ; le premier mode étant le stade préparatoire du second. Or Lévy-Bruhl insiste sur la rupture et l'irréductibilité entre les deux mentalités, ébranlant du même coup le postulat de l'identité des modes de pensées. Il ne s'agit pas de deux modalités différentes d'une unique façon de penser universelle. S'il concède que “prélogique” choisi faute d'un terme meilleur était inadéquat, jamais il ne renoncera à celui de “mystique” pour qualifier l'altérité de la pensée des primitifs tout en refusant de la ranger, comme Durkheim, dans la catégorie de la pensée religieuse. Ce choix d'une terminologie équivoque et suspecte (prélogique, mystique, catégorie affective, préliaisons, etc.) ne pouvait qu'aggraver la méprise. Comme Chestov et comme Lupasco, Lévy-Bruhl vient de toucher à deux tabous, à deux interdits majeurs : le principe d'identité et le principe de non-contradiction. C'est ce qui les réunit dans le projet de Fondane : rendre compte dans L'Etre et la connaissance de pensées qui, chacune à sa manière, entendent inclure dans le champ de la pensée le contradictoire et l'affectivité.

C'est précisément ce point, véritable pierre d'achoppement provoquant les plus vives résistances dans la réception de Lévy-Bruhl, qui suscite l'intérêt de Fondane pour la mise en relation qu'il permet avec des problématiques moins restreintes que celles des sciences sociales et de la philosophie institutionnelle. Il songe certainement à s'ouvrir à d'autres disciplines lorsqu'il évoque les “nouvelles logiques”, et à porter ailleurs les enjeux du débat suscités par les travaux de Lévy-Bruhl. Mais il s'interroge aussi sur ce qui interdit à Lévy-Bruhl d'aller jusqu'au terme de ses conclusions,  et c'est son objection principale vis-à-vis de lui : Lévy-Bruhl demeure sur le seuil de questions qu'il a lui-même soulevées. Certes,  Fondane le suit sans réserve,  lorsque celui-ci ne s'occupe que des primitifs, mais il le somme d'aller plus loin et d'appliquer ses conclusions à nos modes de pensée, auquel Lévy-Bruhl lui-même nous ramène. C'est encore un autre paradoxe de Lévy-Bruhl,  que de sans cesse confronter les habitudes mentales du primitif aux nôtres,  qu'il connaît si bien en philosophe, d'en montrer les différences,  mais sans jamais tirer de conclusions. C'est même en cela qu'il est sûr de ne pas faire œuvre philosophique mais modestement expérimentale. Fondane soulignera cette modestie de Lévy-Bruhl,  alors qu'il nous place devant une pensée à l' “audace” inégalée. Il l'explique ainsi :

“les faits obtinrent de lui des réponses et des solutions qu'il n'eût jamais consenties aux pures idées ; et justement parce qu'il répondent aux faits et non à des problèmes purs, dans un domaine strictement limité, M. Lévy-Bruhl, bien que désormais aux prises avec la problématique de la connaissance, fut amené à ne pas prendre conscience de soi en tant que philosophe, alors même qu'il rejetait dans la boîte aux préjugés les axiomes fondamentaux de cette même connaissance et jetait les premiers fondements d'une science que la philosophie a toujours tenue ut magnum scientiae obstaculum.” [20]

Il y a chez Lévy-Bruhl un refus de transposer sur le plan philosophique les conclusions qu'il a tirées de l'examen des faits. Et s'il trouve fondé de s'interroger sans cesse sur la légitimité de transposer nos habitudes mentales et l'orientation de notre esprit chez les primitifs, jamais il n'interroge la légitimité de la transposition inverse. Fondane remarque ce paradoxe ; si Lévy-Bruhl refuse de tenir les affects et la contradiction pour des “réalités” à part entière au niveau philosophique, c'est-à-dire à l'intérieur de notre mode de pensée, pourquoi trouve-t-il tellement justifié de s'y intéresser pour les primitifs ? [21]. Et il pose la question du pourquoi de cette différence de traitement et de statut de la contradiction chez nous et chez les primitifs : pourquoi Lévy-Bruhl “les accepte-t-il et les étudie-t-il, en tant que telles, chez le primitif ? Grosse question !” [22] Accepter de les étudier “en tant que telles” également pour nous, c'est délibérément faire œuvre philosophique pour Fondane,  et c’est à cela que Lévy-Bruhl se dérobe. Porter le regard sur les habitudes mentales du primitif ressort de l'étude anthropologique et à ce titre reste parfaitement inoffensif, mais éviter de le faire pour nos propres habitudes mentales ressort du “refoulement philosophique”.

En fait, la ligne de démarcation entre pensée prélogique et pensée logique ne sépare pas chez Fondane la pensée dite primitive - Fondane dirait sans doute pensée affective ou pensée mythique, analogique - de la nôtre. Pas plus que nous les primitifs n'ignorent la logique - ils la négligent répète Lévy-Bruhl - et nous avons encore l'expérience d'une forme “mystique” de la pensée qui subsiste à l'état de survivance dans la religion et le folklore, constate toujours Lévy-Bruhl. Il n'y a donc pas hétérogénéité radicale entre deux modes de pensée chez des groupes humains en fonction d'appartenances ethniques mais en fonction d'un choix que Fondane nomme “refoulement” et Lévy-Bruhl “contrainte” ou surveillance de tous les instants”’ [23]. C'est ce choix délibéré privilégiant à l'intérieur de chaque mentalité, telle orientation aux dépens de l'autre qui est significatif. C'est ce qui rend irréductible l'hétérogénéité entre les deux modes de pensée. Après avoir constaté cette scission, Fondane va l'interpréter et en tirer les conclusions, non pour le primitif qui semble très bien faire face au réel, mais pour nous. Il s'engage précisément là où s'arrête le travail de Lévy-Bruhl. Car l'analyse de Fondane demande précisément à Lévy-Bruhl – non plus ethnologue mais métaphysicien – de tirer les conséquences qu'impose son analyse pour toute l'histoire de la pensée spéculative occidentale depuis les Grecs. Si “clivage” il y a entre divers modes de la pensée, il est interne au psychisme humain, indépendamment de ses appartenances ethniques, culturelles et intellectuelles. Il sépare moins le “civilisé” du “primitif”, qu'il n'est au cœur de la “duplicité tragique de soi” [24] dont avait parlé Pascal, et qui semble ne frapper que nos modes cognitifs, en épargnant les primitifs. C'est donc précisément sur le point tant contesté de l'opposition logique-prélogique des mentalités qui a fait l'unanimité contre Lévy-Bruhl que Fondane a vu l'intérêt majeur de cette pensée, moins dans ce qu'elle découvrait de la mentalité des primitifs, que pour ce qu'elle dévoilait des tabous de notre propre mentalité “logique”. Seuls à saluer cette conséquence et à en faire le point de départ d'une réflexion sur Lévy-Bruhl sans équivalent à l'époque, Fondane et Chestov ont-ils été des exceptions dans leur perception de cette œuvre ? Ils sont seuls en tout cas à lire Lévy-Bruhl dans l'hypothèse d'une altérité radicale de la pensée. La lettre-testament de Drancy montre que Fondane songeait à mettre en rapport la réflexion de Lévy-Bruhl avec les “nouvelles logiques”, dont Lupasco n'est qu'un exemple. Fondane s'en éloigne d'ailleurs rapidement, dès le projet de L'Etre et la connaissance, en constatant que la logique lupascienne n'a rien de nouveau,  puisqu'elle exclut l'affectivité.

          C'est la correspondance de Geneviève Fondane qui révèle l'ampleur de l'ouvrage projeté. Une lettre de 1946 à Boris de Schloezer dévoile le plan envisagé pour ce texte inachevé qui devait comprendre trois longues études [25]. Plan confirmé par la “lettre-testament” de Fondane envoyée de Drancy qui place également en première partie l'étude sur Lévy-Bruhl, étude nettement plus importante que celle réservée à Chestov : vingt chapitres consacrés à la mentalité primitive. On reste pantois face à l'ampleur que devait avoir le livre ! On constate aussi que les trois parties projetées de l'ouvrage ne sont pas trois entités séparées dont une simple communauté thématique aurait commandé la juxtaposition. Les trois forment une triple remise en question du logique tel que légué par “l'idéal aristotélicien” selon l'expression de Lévy-Brul :

- par la “participation” des primitifs selon Lévy-Bruhl;

- par “la lutte contre les évidences” de Chestov;

- par la discussion de la “logique du contradictoire” de Lupasco.

Fondane ne félicitera jamais assez Lévy-Bruhl d'avoir dit du logique qu'il était une “habitude mentale superficielle”. Le travail de Lévy-Bruhl a servi de base à une réflexion philosophique d'une envergure unique à l'époque, qui allait bien au-delà du simple commentaire. L'œuvre discutée ici n'est plus uniquement celle de l'anthropologue ou de l'historien des idées. Elle acquiert sa fonction créatrice la plus haute au moment même où elle ébranle les conclusions de l'orthodoxie philosophique. En ces années trente aucun autre auteur n'a eu de vision aussi ambitieuse du travail de Lévy-Bruhl. La polémique tourne essentiellement autour de l'orthodoxie suspecte de Lévy-Bruhl vis-à-vis de Durkheim et de la méthode des sciences sociales. On lui reproche habituellement d'aller trop loin dans la séparation absolue entre deux mentalités et son ethnocentrisme supposé. Fondane rétablit d'abord l'authenticité du propos de Lévy-Bruhl et dénonce la lecture abusive qui en est faite. Mais en outre, il proteste au contraire que Lévy-Bruhl ne va pas assez loin, qu'il reste au bord de problèmes qu'il a lui-même, certes involontairement, soulevés. Une autre différence de lecture tient au statut donné au travail de Lévy-Bruhl. Chez ses adversaires, Lévy-Bruhl est lu à l'aune du canon durkheimien qu'on donne pour critère absolu, il est réduit à n'être qu'un continuateur. Ainsi s'explique qu'on ait vu en ses positions une “déviation”. Fondane connaissait la virulence de ce débat autour de Lévy-Bruhl, il n'y est pas entré. Il prédisait à Lévy-Bruhl une postérité intellectuelle autrement plus importante : celle d'un “renversement dans la métaphysique de la connaissance” :

“il se peut que l'avenir nous réserve de fortes surprises. Il se peut fort bien que le principal titre de gloire de Lévy-Bruhl – je veux dire ses études sur les fonctions mentales des primitifs – soit un jour, malgré ce qu'on a cru y voir et malgré l'auteur lui-même, le point de départ d'une entreprise philosophique qui n'ait plus rien à partager avec la pensée de Comte, l'humanisme rationaliste et l'école de Durkheim.” [26]

L'ambition critique de Fondane aspirait à dévoiler les implications les plus nouvelles de ces découvertes pour la pensée contemporaine. Elle est ce point de départ. “Cela fera l'objet de notre prochain livre”, confie-t-il [27]. Il n'y a eu aucune tentative de cette envergure à l'époque, ni depuis [28]. Malheureusement une bonne partie de ce travail est restée inédite. Grâce aux seuls textes publiés on constate néanmoins combien l'interprétation atypique de Fondane a été singulièrement différente de tout ce qui a été écrit à l'époque.

 L'article de 1940 : “Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance”.

Paru dans la Revue philosophique, c'est le seul texte publié qui donne une idée, quoique très approximative, de ce que devait être L'Etre et la Connaissance [29]. Fondane avait en effet profondément remanié cet article après sa publication dans la Revue Philosophique. Tel quel, il dégage malgré tout la véritable question posée par le travail de Lévy-Bruhl :

“L'originalité bruhlienne ne consiste nullement, en effet, en la découverte du monde mental des primitifs ; d'autres que lui, des voyageurs, voire des théoriciens comme Frazer ont été les premiers à mettre le cap sur ces terres incognitae. […] La grande originalité des travaux bruhliens est ailleurs, là où on la cherche le moins ; elle consiste à la fois en une intuition philosophique du monde mental de ces peuples, et en une confrontation aussi intime que sévère des fonctions mentales primitives avec les fonctions mentales logiques; elle s'achève en une critique, puissante, soutenue, bien que sans aigreur ni violence – de ce que depuis le XIXe siècle nous appelons la ‘théorie de la connaissance’”. [30]

Fondane ne nie pas pour autant l'importance du travail ethnographique. Au contraire, c'est son caractère scientifique indéniable qui lui donne sa puissance philosophique maximale. Les deux sont liés :

“…les problèmes de la mentalité primitive n'ont pas fait négliger à M. Lévy-Bruhl ceux de la mentalité logique. Ceux-ci l'ont nécessairement conduit à ceux-là.”[31]

C'est au moment où il ébranle par l'étude comparative des faits les fondements de la connaissance,  que Lévy-Bruhl est d'autant plus philosophe à ses yeux. Un rien espiègle, Fondane n'écrira-t-il pas de Lévy-Bruhl qu'il se comporte comme “l'enfant terrible de la philosophie”. La dimension de la pensée devant laquelle Lévy-Bruhl nous met en présence - il ne l’explique pas - est ce qui reste de la pensée “après les opérations de l'entendement”. Bref Lévy-Bruhl n'ouvre pas sur un indicible, mais sur un mode de pensée autre qui est d'abord une “expérience”, c'est-à-dire une pensée qui est “acte”. Car l'état mystique n'est pas une simple privation du logique, une pensée déficiente ou lacunaire mais “un état mental sui generis chassé mais non aboli par le logique” [32]. Ce n'est pas lui qui est une excroissance incompréhensible du penser logique mais l'inverse. La pensée logique s'y est ajoutée, l'a remplacé, l'a refoulé. Et Fondane rend grâce à Lévy-Bruhl de ne jamais tenter l'explication de ce mode de pensée, mais la seule description (révélation) approximative, en tant qu' “inintelligible”. C'est la même démarche que celle d'un Kierkegaard qui aspirait à “penser” l'impensable en tant qu'impensable justement, et dont parlait Fondane dans La Conscience malheureuse.

Après avoir admis comme Lévy-Bruhl l'irréductibilité de la pensée mystique aux catégories de la pensée logique, montré qu'elles ne se rencontrent jamais [33], et surtout que la seconde n'est jamais le produit achevé de la première au terme d'une évolution vers l'intelligibilité, Fondane choisit de discuter de l'unité ou non de la pensée. Comme Lévy-Bruhl, s'il envisage sa possible unité, c'est sur des bases nouvelles et inhabituelles :

“cette unité qu'il accorde ne porte pas sur l'activité du rationnel, mais seulement sur l'ordre du ‘mystique’. Il raccourcit également la "distance maxima" qu'il avait établie entre les deux mentalités ; mais le fait aux frais du penser logique qui se voit déclaré ‘une habitude acquise’ alors que la pensée ‘mystique’ est proclamée ‘fonctionnelle’” [34]

Chez Lévy-Bruhl la pensée primitive permet la confrontation à la pensée logique et philosophique issue de Kant, et si Fondane parle de Critique sévère (en italiques pour lui signifier son acception philosophique), elle n'est sévère que pour la pensée logique qui en fait les frais. Pour lui, elle montre non seulement la défaite de l'idéalisme mais du projet de toute connaissance par les idées. Pour Fondane le travail de Lévy-Bruhl est amené “à modifier profondément les rapports qui existent entre être et connaissance” [35]. Il n'appartient pas à l'esprit de connaître, ni même de penser, car la pensée est “acte”, “expérience”, “participation”, comme chez le primitif. Fondane souligne l'importance de la notion d'expérience chez Lévy-Bruhl et sa nature inhabituelle. Il indique que cette “expérience” dont il s'agit ici n'a rien à voir avec l'empirisme philosophique, que Lévy-Bruhl ramène à une “fonction de l'intelligence”, à une expérience de nature “cognitive” et qu'il faut opposer à la nature “affective” de l'expérience du primitif. Fondane précise : “Sans doute Lévy-Bruhl devait s'attaquer à la notion même d'Expérience, il le fait avec une audace extraordinaire.” Et il cite Lévy-Bruhl :

“Notre notion courante d'expérience porte la marque de certaines habitudes mentales propres aux civilisations de l'Occident. Dans l'Antiquité classique elle a été élaborée au cours des siècles, par des générations de philosophes, de logiciens et de savants. Elle est devenue surtout, entre leurs mains, une fonction de l'intelligence … Le rôle essentiel de l'intelligence (ainsi conçue N.A.) est d'informer le sujet sentant et pensant sur les propriétés des êtres et des objets avec qui elle le met en relation, et de permettre à l'esprit humain qui réfléchit sur ses données et sur leurs conditions de se construire une représentation du monde. La notion générale d'expérience qui s'est ainsi développée est surtout ‘cognitive’. On ne saurait l'appliquer telle quelle à l'expérience des primitifs, qui est surtout affective. […] Néanmoins, ce n'est pas à titre de connaissances utiles que leur expérience leur importe. C'est aussi en tant qu'elle leur procure des données d'une autre sorte, qui sont d'un intérêt capital pour eux. De ce fait, il est vrai, elle n'ajoute à peu près rien à leur savoir ; mais elle leur révèle la présence et l'action de puissances surnaturelles qui les entourent de toutes parts et de qui dépend à chaque instant leur bien-être et leur vie.” [36]

En d'autres termes, l'expérience affective du primitif ne construit pas le réel, elle en révèle la présence sentie au moyen de la participation :

“Ce qui ressort clairement de là c'est que M. Lévy-Bruhl accorde aux primitifs une expérience non-cognitive, tant ordinaire que surnaturelle, après avoir dit clairement que, pour nous, il n'y a d'expérience que cognitive ; et que finalement, il pose que leur expérience confirme plutôt qu'elle ne les en instruit de l'existence de cette réalité invisible qui leur est donnée immédiatement. Nous avons donc l'impression que Lévy-Bruhl entend par expérience autre chose qu'une expérience, comme il entend par logique et mystique autre chose que ce que nous entendons par ces mots.”

Fondane insiste sur “l'audace” qu'il a fallu à M. Lévy-Bruhl pour appeler “expérience” ce qui, dans l'expérience, “irritait” Kant au suprême degré [37]

Dans la seconde partie de l'article, Fondane en revient à l'origine de la philosophie, à Plotin et aux Grecs, pour constater avec Lévy-Bruhl que l'extase plotinienne réalise - rarement et très imparfaitement - l'aspiration la plus haute et jamais atteinte de la philosophie. La comparaison participation/extase plotinienne n'est pas de Fondane, c'est encore Lévy-Bruhl lui-même qui les rapproche. Il constate que ce qui s'avère si rare et si difficile pour Plotin, le primitif en fait quotidiennement l'expérience. Mais tandis que chez Plotin l'extase constitue un effort terrible et “le terme jamais atteint de la philosophie grecque” [38], signifiant “la mort de toute spéculation philosophique” [39], la participation n'est jamais chez les primitifs “l'achèvement, le couronnement d'une tension spéculative” [40]. Elle ne met en jeu aucun “appétit de savoir” car “le monde n'a pas été conçu en vue d'un besoin d'explication” [41].

Pour Fondane, Lévy-Bruhl a admis et montré que la participation est un “besoin impérieux”  pour le “civilisé” aussi, et “que ce besoin venait de plus loin que de notre raison” [42]. Il constate que la réflexion de Lévy-Bruhl nous conduit à conclure que le rationnel est un obstacle au réel “qui n'est ni ontologique ni naturel” [43],  mais le produit d'une contrainte. S'il n'est ni nécessaire ni inéluctable, la contrainte peut donc être levée, mais Fondane ne dit pas ici comment. C'est au Faux Traité d'esthétique qu'il faut s'adresser pour le savoir. Et Fondane poursuit en citant La Mythologie primitive :

“ce qui aurait besoin d'être expliqué, ce n'est pas que dans tant de sociétés plus ou moins primitives on croie, en toute simplicité, à la vérité de la plupart de ces contes, mais au contraire, pourquoi dans la nôtre, on a depuis longtemps cessé d'y croire ? La raison en est, sans doute, au moins pour une part, dans le caractère rationnel de la civilisation que l'antiquité classique a établie et nous a léguée.” [44]

On voit ici Lévy-Bruhl donner une explication historico-philosophique à l'énigme. Fondane a donc finalement eu raison de privilégier la lecture philosophique des idées de Lévy-Bruhl.

Quant au rejet que Fondane constate dans la réception de cette œuvre, il ne peut se justifier que par ce même motif : le refus de placer les conclusions de Lévy-Bruhl sur le terrain philosophique. Aussi l'appelle-t-il “symptôme” d'un “refoulement philosophique”. L'ardeur des attaques dont Lévy-Bruhl a été l'objet, de la part de Bergson, de Meyerson ou même de Maritain, révèle selon Fondane “qu'ils tenaient la vocation philosophique de M. Lévy-Bruhl pour véritable – voire même pour dangereuse.”[45] Toujours selon Fondane, il s'agissait pour eux d'éviter “que la pensée de M. Lévy-Bruhl ne débordât du plan empirique qu'elle s'était assignée, sur le plan philosophique et métaphysique.” [46] La crainte vis-à-vis d'un tel débordement montre combien le brouillage des frontières entre les disciplines inquiète. Lévy-Bruhl lui-même n'a pu le prendre à sa charge.

Fondane achève son texte par la question ultime que pose, selon lui, le magnifique travail de Lévy-Bruhl :

“Attachons-nous aux seules questions spéculatives que ses textes soulèvent : qu'est-ce donc que notre libre connaissance ? Que vaut une philosophie, qui n'est qu'une ‘habitude mentale’ et qui nous demande de ‘résister sans faiblir’ aux sollicitations de l'expérience ? Si l'être ne nous est donné que dans le tissu d'une expérience – qui ne dépend pas de nous – que signifie donc notre concept de vérité? Et pourquoi – en somme – l'idéal aristotélicien veut-il à tout prix s'imposer à tout ce qui est représenté et pensé et préfère-t-il mille fois mieux un enfer logique – mais autonome et séparé – à un paradis du logique– mais assujetti à l'expérience ?” [47]

C'est avec des accents chestoviens que Fondane discerne la singularité absolue de la démarche de Lévy-Bruhl :

“Pour la première fois un philosophe rejette délibérément le préjugé qui consistait à ne voir dans notre pensée qu'un drame qui se donne entre l'esprit et le corps et présente notre culture comme un conflit entre deux modes du penser: la participation et la connaissance, la préhension immédiate du réel et l'appétit du savoir, - le mythe et la vérité.” [48]


[1]B. Fondane, “Testament littéraire”, Bulletin de la Société d'Etudes Benjamin Fondane, n°2, 1994, p. 9.

[2]Voir B. Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, Plasma, 1982, p. 83.

[3]B. Fondane, Cahiers du Sud, XVIII, 1939, pp. 164-169. Réédité dans Le Lundi existentiel, Ed. du Rocher, 1990, pp. 83-94.

[4]B. Fondane, La Conscience malheureuse, Paris, Denoël & Steele, 1936, pp. 1-58.

[5]Note que nous reproduisons ici : "Le texte de l'étude que nous publions dans ce numéro et dont la suite est réservée au prochain numéro, fait partie d'un livre intitulé : Lévy-Bruhl ou le métaphysicien malgré lui, livre dans lequel M. Benjamin Fondane s'efforce de nous persuader, à l'encontre de l'opinion généralement admise, que la pensée de l'auteur des Fonctions mentales, était celle d'un philosophe, voire d'un métaphysicien – et dont les idées seraient susceptibles de bouleverser les fondements mêmes de notre théorie de la connaissance.
Le manuscrit avait été soumis par son auteur à notre regretté directeur qui, peu de jours avant sa mort le lut, à son habitude, avec l'attention qu'il prêtait à toute tentative nouvelle. Il lui trouva de l'intérêt, fit sur ses marges des remarques dont l'auteur tint amplement compte par la suite, mais marqua son refus de prendre à sa charge des conclusions qui, de son avis, appartenaient davantage à la pensée de M. Fondane qu'à la sienne propre. Il pria, par conséquent, ce dernier, de ne pas celer ce désaccord. C'est ce qu'il fit.
L'auteur regrette, comme nous, qu'étant donné la longueur du manuscrit, il ne nous ait pas été possible de le publier en entier. Des extraits, forcément, ne pouvaient faire place à tout l'appareil critique, dont une thèse  aussi hardie que la sienne ne saurait se passer – sans susciter des résistances aussi compréhensibles que légitimes. Il ne sera pas trop tard de s'y reporter, et de juger du bien-fondé de son travail, quand son livre aura paru en librairie.” Dans : Revue Philosophique de la France et de l'étranger, 1940, vol. CXXIX, p. 19.

[6]Cahiers du Sud, XVIII, 1939, art.cit.

[7]B. Fondane, "Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance", Revue Philosophique de la France et de l'étranger, op. cit., p. 34.

[8]Chicago-Londres, Open Court, 1899.

[9]Ibid.,pp. 119-168.

[10]La Conscience malheureuse, "Bergson, Freud et les Dieux", op. cit., p. 141.

[11]B. Fondane, Baudelaire et l'expérience du gouffre, Ed. Complexe, 1994, p. 141.

[12]Voir la note 25 de ce texte.

[13]B. Fondane, Essai sur Lévy-Bruhl,  manuscrit inédit (copie de travail).

[14]"Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance, art. cit., p. 289.

[15]Essai sur Lévy-Bruhl (copie de travail).

[16]"Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance, art. cit., p. 47.

[17]Ibid.,p. 292.

[18]Ibid.,p. 48.

[19]Ibid.,p. 302.

[20]Ibid., p. 291.

[21]"On pourrait dire, en effet, que ce qui, chez le civilisé, demeure en dehors de l'entendement, se trouve si bien coupé de ses racines primitives qu'il ne semble avoir aucune espèce de réalité et se donne seulement comme un résidu obscur et inexplicable du logique ; par contre, ce qui n'est que résidu chez le civilisé se trouve être pensée manifeste et fondamentale chez le primitif ; on l'y voit fonction d'une Weltanschauung, quoique grossière, qui a ses lois propres, ses critères, ses fonctions, voire son expression idéale dans le mythe. C'est le logique qui, chez le primitif, à l'inverse de ce qui a lieu chez le civilisé, semble flotter au fond obscur d'une réalité première, sans signification." Essai sur Lévy-Bruhl (copie de travail).

[22]Ibid.

[23]Lévy-Bruhl aussi parle de "refoulement", ce qui lui vaudra une invitation de la part de Freud lors d'une tournée de conférences à Vienne en 1935.

[24] B. Fondane, Faux traité d'esthétique, Ed. Paris-Méditerranée, 1998, p. 25.

[25] Lettre du 5 juillet [1946] de Geneviève Fondane à Boris de Schloezer. Bibliothèque Louis Notari de Monaco (Fonds Boris de Schloezer) . Elle mentionne :

  1. a)       Une étude sur la mentalité primitive d'après Lévy-Bruhl, dont mon mari avait refait les XII premiers chapitres, et comptait refaire les derniers chapitres (Nouvelle version de l'étude parue dans la Revue philosophique).
  2. b)      Une étude sur Chestov et la lutte contre les Evidences “Le savoir en tant que problème” (Nouvelle version de celle parue dans la Revue philosophique).
  3. c)        Une étude sur Stéphane Lupasco, encore au travail, et que, seul Lupasco pourrait mettre au point.

[26]Cahiers du Sud, 1939, art.cit.

[27]Ibid.

[28] Dans un article récent, F. Keck propose de relire les Carnets de Lévy-Bruhl dans la perspective d'une réflexion qui définit le “primitif” de Lévy-Bruhl comme l'expérience d'une “altérité”. Voir F. Keck, “Les Carnets de Lévy-Bruhl. Entre philosophie et anthropologie, l'expérience de l'altérité”, Gradhiva, n° 27, 2000, pp. 27-38.

[29]Précisons que le texte de Fondane publié en 1998 sous le titre L'Etre et la connaissance, (Ed. Paris-Méditerranée) est, comme l'indique son sous-titre, l'étude consacrée à Stéphane Lupasco qui devait constituer la troisième partie du projet initial de L'Etre et la connaissance.

[30] “Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance”, art. cit., p. 290.

[31]Cahiers du Sud, art. cit., p. 85.

[32] “Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance”, art. cit., p. 293.

[33]Si elles ne se rencontrent jamais, elles coexistent toutefois sous la forme d'un refoulement de l'une par rapport à l'autre et d'un malaise ; jamais d'un conflit ouvert entre deux termes équivalents.

[34]"Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance, art. cit., p. 34.

[35]Ibid., p. 290.

[36]Ibid., p. 36.

[37]Cahiers du Sud, art. cit., p. 93.

[38] “Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance”, art. cit., p.32.

[39]Ibid.

[40]Ibid.

[41]Ibid.

[42]Ibid., p. 48.

[43]Ibid., p. 51.

[44]Ibid., p. 50.

[45]Ibid., pp. 293-294.

[46]Ibid., p. 295.

[47]Ibid., p. 53-54.

[48]Ibid., p. 316.