SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Pourquoi l'art - Chimériques esthétiques N° 22

L’écrivain et son temps

Monique Jutrin

En juillet 1936, dans les Cahiers du Journal des Poètes de Bruxelles, furent publiées les réponses à une enquête, menée par Gaston Pulings, posant deux questions :  Le poète doit-il être de son temps ? Comment doit-il l’être ?

23 poètes ont répondu. L’on s’étonne de ne pas trouver parmi eux Benjamin Fondane, qui était un collaborateur du Journal des Poètes, et avait répondu en 1932 à une première enquête : Pourquoi écrivez-vous ?[1] Il est peu probable qu’il n’ait pas été sollicité, mais cette absence peut s’expliquer : à l’époque, Fondane se trouvait en Argentine, où il tournait Tararira.  Toutefois, nous pouvons supposer que Fondane a lu les réponses à cette enquête et que certaines ont dû retenir son attention. Je pense en particulier à celles de Jean Cassou, d’Yvan Goll, de Raïssa Maritain, de Charles Plisnier, de Léon-Gabriel Gros. Vous comprendrez bientôt pourquoi je formule cette hypothèse.

            Dans son introduction, Gaston Pulings souligne que cette question est d’une actualité brûlante et que Le Journal des Poètes se fait l’écho des nombreuses controverses. En effet, dans leurs réponses, les poètes, directement ou indirectement, ont pris position par rapport aux « engagements divers ». Ainsi, Léon-Gabriel Gros affirme que Valéry, Supervielle, Jouve, Eluard, sont de leur temps aussi bien qu’Aragon, et que Blake, Hölderlin et Rimbaud sont « plus subversifs que n’importe quel Pindare du Prolétariat » ( p.28). 

Pour Jean Cassou, le poète, quoi qu’il fasse, est de son temps, et aussi contre son temps, puisqu’il veut dégager de ce temps auquel il participe, une image plus libre, plus active, plus heureuse, de l’homme. Enfin, il rêve d’un temps où le poète serait à la fois de et avec  son temps. Après avoir été une révolution, la poésie serait une résolution (p.20). L’on imagine que Fondane a dû sourire en lisant cette dernière phrase, digne de Hegel.

Selon Yvan Goll, le poète ne doit pas être de son temps : il l’est. Le miracle du poète, c’est de voir, d’avoir la vision de ce qui se passe dans le monde, mais aussi de la dépasser. Ceci en fait un prophète ou voyant (p.27).

Raïssa Maritain définit le poète comme un vivant, un prophète, mystérieusement relié à la vie, à l’oeuvre et à l’espérance des hommes d’aujourd’hui. Elle ajoute que les thèmes de l’actualité historique peuvent se transformer très lentement en poésie (p.46). C’est l’idée que Fondane développera en 1940 dans sa réponse à la revue Fontaine, à propos d’une enquête sur la poésie de guerre, où il parlera d’une passéisation du présent.[2]

Charles Plisnier[3], quant à lui, affirme que le vrai poète est porteur d’un message spirituel qu’il ignore. Il peut passer sa vie à le délivrer sans jamais pouvoir le  lire en clair lui-même, sans savoir ce qu’il porte de blasphème ou d’effusion (p.49).

La  réponse de Max Jacob est brève : « Eternel, autant que possible, mais pas trop ennuyeux  » (p.44). Et c’est  Joë Bousquet qui, sous forme d’une longue lettre  à Gaston Pulings, clôt l’enquête. Bousquet commence par souligner le mal physique qui le tient en marge de son temps, d’où son impossibilité d’être poète. Le temps dont il est retranché se reconnaît dans la peine qu’il éprouve à ne savoir mieux l’habiter. Sa lettre se termine par un hommage à son ami Jean Cassou, qu’il nomme « le plus intelligent des guides de la jeunesse ».

Si je suis persuadée que Fondane a pris connaissance de ces textes, c’est que j’ai découvert l’existence d’un feuillet manuscrit, intitulé « Préface », non daté, reproduit en fac-similé par Michel Carassou dans la revue Non Lieu en 1978. Dans une lettre que m’avait adressée Carassou, il supposait que c’était un projet de préface pour Au  Temps du Poème.) Ce texte, fort raturé et parfois illisible, je l’ai repris dans le volume Poèmes retrouvés. En voici le début, qui me semble révélateur :

            Certes, ils ont raison : le poète est de son temps ou avec son temps, ou encore contre son  

           temps – dans le temps toujours. (C’est nous qui soulignons)

 Plus loin, l’on entend d’autres échos des réponses à cette enquête :

           Que ferait le poète s’il n’obéissait qu’aux  mots, aux mots d’ordre ? Ces mots dont on a plein 

          la bouche, mais qui ne sont point formés de salive de bouche ; qui provoquent ou attisent le 

          sang, mais qui ne sont guère sang ?

 

La position de Fondane se rapproche de celles d’Yvan Goll, de Raïssa Maritain, de Charles Plisnier, avec des nuances et une tonalité qui lui sont propres :

         Il participe au tremblement, il ne chante pas en choeur, il est le Choeur.

 En effet, le poète assume la fonction du choeur antique qui présente et commente, mais en sait davantage que les personnages, car il voit au-delà de l’action présente. Fondane ajoute encore :

        Il désespère de ce dont on ne désespère pas ;  il s’ennuie de ce dont on a oublié de s’ennuyer ; 

      mais il espère aussi des choses qu’on a oublié d’espérer. Il touche des réels que l’on croyait 

      évanouis.

 Et de conclure :

             Certes, le poète a sa place dans le monde. Et c’est alors qu’il crie les choses les plus obscures,

            les plus frivoles[4], qu’il semble le plus absent, et le plus lointain, qu’il a réalisé sa mission.

 

Si Fondane ne prononce pas le terme de prophète, il est clair que, selon lui, le poète est agi par une force à laquelle il ne peut résister. Cette force, il la nomme : le dybuk, l’autre , l’indompté, dans le chapitre VI du Faux Traité. La poésie n’est pas une fonction sociale, mais une fonction spirituelle, restauratrice : un niggun opérant un tikkun. Cette position se retrouve dans d’autres textes.[5] Dans la préface au Mal des fantômes intitulée Non Lieu, le poète plaide non-coupable :

            J’ai voulu être de coeur avec mon temps, de chair avec l’histoire, […] J’ai voulu être avec  

          vous, camarades[6]. Je n’ai pas pu. 

 Et pourquoi ?

             Quelque chose de plus fort que moi, de plusdélibéré, me tire en arrière, me propulse en  

            avant.

*

 

Il est bon aussi de relire dans ce contexte le chapitre :« L’écrivain dans la société » du Discours non-prononcé.  Il y insiste sur l’indifférence de l’écrivain au social et emprunte à Gide la formule région intime , que celui-ci utilisait à propos de Dostoïevski, pour désigner cette région profonde que les évènements et les passions ne peuvent atteindre.

En fait, l’enquête du Journal des Poètes visait la question de l’engagement poétique. Dans le chapitre VI du Faux Traité, Fondane évoque le dilemme du poète qui n’ignore pas la misère humaine, qui veut chanter le devoir, le travail, alors que sur le papier  surgissent des étoiles, des chevelures, une odeur de foin.[7] Donnerait-il raison à Sartre, qui affirmera que l’on ne peut réclamer un engagement du poète, puisque celui-ci est hors du langage, se servant d’images ? Or, selon Fondane, l’engagement du poète se situe ailleurs : il doit sécréter tous les jours la dose d’affirmation dont l’humanité  a besoin pour vivre. C’est ainsi que ce témoin lucide de son époque, qui osa, comme Mandelstam, regarder son siècle au fond de ses prunelles, nous invite à un autre voyage. Dans un de ses derniers poèmes  de 1943, ayant pour incipit Je ne suis pas le pilote, le poète se présente comme un voyageur toléré sur le pont du navire, qui nous convie à le suivre dans un périple : en un temps, en un temps, où il n’y a pas de temps.

Si Fondane s’est tenu à distance de toute prise de position partisane, il n’a toutefois cessé de défendre le statut de l’artiste, la liberté de l’écrivain. Dans l’entretien que m’a accordé Jean Lescure, celui-ci me disait que la résistance de Fondane était transcendante à la Résistance elle-même, avant qu’elle ne soit détournée par les politiques qui n’hésiteront pas à aliéner la liberté.[8] Dans son texte d’hommage posthume, Stéphane Lupasco rappelle que lors d’une rencontre à son domicile, en février 1944, avec  l’un des chefs de la Résistance, Fondane imprima à la politique une profondeur inaccoutumée.[9]

 

 


[1] Fondane a d’ailleurs reproduit sa réponse à la fois dans Rimbaud le voyou ( chapitre VII) et dans une note figurant à la fin du Faux Traité de 1938.

[2] Ce texte figure dans Entre littérature et philosophie, Parole et Silence, 2015, p. 161.

[3] Charles Plisnier ( 1896-1952), poète et romancier belge, qui fut exclu du parti communiste en 1928 pour avoir rallié les trotskistes. Sa poésie, qui était moderniste et révolutionnaire, sera pénétrée dès lors par une dimension métaphysique.

[4] Le terme frivole se retrouve dans d’autres textes, en relation avec la polémique qui l’oppose à ceux qui se réclament du sérieux de l’Histoire. Dans L’Écrivain devant la révolution, Fondane déclare que l’écrivain est un être frivole, empruntant cette formule à Nietzsche. (Chapitre « L’écrivain dans la société »).

[5] Déjà dans la préface à Privelişti : « la poésie n’est pas une fonction sociale mais une fonction obscure qui précède l’homme et le suit » .

[6] Ce terme significatif de camarades  se retrouve dans le chapitre VI du Faux Traité.

[7] Faux Traité d’esthétique, Plasma, 1980, p. 92 et sq.

[8] « Un auteur-clé de notre réflexion », Europe, mars 1998.

[9] « Benjamin Fondane, le philosophe et l’ami »,Cahiers du Sud, premier semestre 1947.