SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Pourquoi l'art - Chimériques esthétiques N° 22

Dialogues au bord du gouffre

Gisèle Vanhese

Comme l’annonce le titre de cet ouvrage, il s’agit de dialogues secrets entretenus par l’œuvre de Fondane avec celles d’auteurs, poètes ou penseurs, qui l’ont nourrie, comme Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Eminescu, mais encore avec ceux qu’elle a inspirés, comme Paul Celan, Yvan Goll, Claude Vigée, Yves Bonnefoy, Gaston Bachelard. Je n’ai pas l’intention de rendre compte de tous les aspects de ce livre stimulant, car je préfère m’arrêter aux auteurs que l’œuvre de Fondane a particulièrement marqués.
À l’exception de Claude Vigée, peu nombreux ceux qui ont reconnu leur « dette », car la plupart n’ont jamais mentionné son nom dans leurs écrits. Toutefois, Gisèle Vanhese a débusqué avec perspicacité ces empreintes diverses, permettant d’éclairer le travail secret exercé par l’œuvre de Fondane. Elle opère avec patience, utilisant toutes les ressources philologiques dont elle dispose et ne cède jamais à l’acrimonie, se contentant de relever les faits.
Parmi les auteurs les plus intéressants, citons Yves Bonnefoy : la plupart ignorent qu’il a puisé chez Fondane nombre de réflexions qui lui servirent à étayer sa propre poétique. Or, l’on chercherait vainement une mention de Fondane dans son œuvre. Il en est de même pour Gaston Bachelard : si Jean Libis avait déjà révélé certains éléments de cette inspiration, Gisèle Vanhese n’a pas hésité à projeter sur elle toute la lumière.
Troublantes aussi, les résonances avec l’œuvre de certains poètes. Dans le cas de Paul Celan et d’Yvan Goll, l’auteur préfère évoquer une fraternité pour les désigner, car il s’agit de poètes ayant vécu une même expérience, liés par des affinités profondes : Frères de lait noir, ainsi s’intitule le chapitre qui leur est consacré. Remarquable, l’analyse de ces échos dans l’œuvre maîtresse d’Yvan Goll : L’Élégie de Lackawanna, écrite en 1943-44 aux États-Unis. Selon l’exégète, ce poème prolonge la poésie de Fondane tout en l’interprétant.

De nombreux rapprochements avec l’œuvre de Celan apparaissent dans plusieurs chapitres : Sous le signe d’Ulysse, Le sang du poème, Frères de lait noir, Dans l’ombre du gouffre, et surtout Écrire le désastre. Ce dernier chapitre s’ouvre sur les vers de Celan : Le monde est parti, il faut que je te porte. Comme l’avait souligné Derrida, le verbe tragen (porter) signifie à la fois : supporter et être enceint. Cette expérience qui consiste à porter l’autre en soi, comme l’on porte un deuil, est commune aux deux poètes. Gisèle Vanhese cite à l’appui la séquence IX d’Ulysse à propos de la Sulamite ; ajoutons-y la première séquence d’Ulysse, dédiée à Armand Pascal : je suis enceint de ta mort.
C’est ainsi que l’exégète finit par porter elle-même ces poètes, nous faisant partager cette expérience à seule fin de ressusciter leur œuvre, de poursuivre le dialogue à l’infini.