SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

L'Exode
Super flumina Babylonis
La Conscience malheureuse N° 13

Benjamin Fondane et le paradoxe : une dissonance juive

Julia David

A propos de : Entre Jérusalem et Athènes. Benjamin Fondane à la recherchedu judaïsme, Paris, Parole et Silence, 2009,  (éd. Monique Jutrin).

Une pensée au travail, une pensée en lutte, vulnérable, à découvert. Toute la gamme des tâtonnements; l’infinie querelle des stratèges avant l’assaut, l’arrière-front en désordre ; voilà ce dont ce livre nous fait d’abord le cadeau, en présentant, en amont des textes du Fondane « français », les « premiers jets » de la période roumaine. Mais prenons garde, ni esquisses ni brouillons, ces « premiers jets » sont autant de munitions, de flèches dans le carquois que le poète-philosophe refusera toujours de déposer. Dans la bataille des idées – pas celle que l’on mène au-dehors mais celle que l’auteur livre d’abord contre lui-même, guerroyant avec l’initial et le donné – voici Fondane avant Fondane, Fondane accouchant de Fondane, toujours déjà là pourtant, toujours en embuscade. Premiers pas et premiers trépas, premières audaces et premières trahisons ; à chaque délivrance sa petite mort. Pour chaque trésor, un arrachement, un confort à abandonner, une fidélité à repenser. Fondane en Roumanie, c’est l’âge de cet aleph beth qui promet déjà tout et trébuche à chaque instant, l’âge de cette langue adamique faisant rouler toutes les langues, passées et à venir, et muette encore pourtant sur l’essentiel. Ou plutôt, étrangement périphérique, allusive, comme en attente. Mais ni paresse ni avarice dans cette retenue ; l’errance n’est jamais ici qu’une réserve. Pas de gestation pour demain dans ces textes, pas d’enfance de la pensée, – l’éternel roman des conquêtes difficiles –, pas d’embryon en croissance, mais une puissance déjà là, tapie, à disposition comme une ressource. Garder le secret, préserver ses forces, tenir la distance, telle est peut-être l’intuition… Le voyageur sait bien qu’il n’a pas fini de voyager. Que le trajet sera rude, les adversaires, nombreux, implacables.

           La composition même de l’ouvrage, attentif dans la première partie aux écrits de jeunesse, et que viennent éclairer les précieuses introductions de Monique Jutrin ou de Léon Volovici, servies par les belles traductions d’Hélène Lenz, de Marlena Braester ou de Carmen Oszi – dont tout le talent consiste à faire oublier leur présence – ne répond-elle pas à l’intuition première de cette philosophie existentielle soucieuse de redonner à l’esprit son poids de chair et de sang, soucieuse de lui rendre ses impuretés, ses plaies et ses bosses? Le désordre même de ces écrits ne ressemble-t-il pas à une injonction ? Ne vient-il pas rappeler  l’énigmatique « agencement » des livres bibliques, dont le chahut oriental n’en finit pas de désorienter nos évidences hellènes ? Cette Bible dont Fondane lui-même nous rappelle qu’elle est en fait une foultitude de livres, soudés au hasard des circonstances (124) ; et qui pourtant toujours se répondent, entretiennent, loin du bon sens, leurs correspondances déroutantes? N’est-ce pas là le fameux « courant souterrain » (186) dont Monique Jutrin nous appelle à reconnaître l’intemporelle présence ?

             Il y faut certes de l’imagination, tant les « retournements », les glissements  semblent de prime abord nombreux. Ainsi, dans la version de 1933, le Juif a le vertige, nous parle par saccades ; souffle court, il crache sa vérité écartelée, « Juif, naturellement, et cependant Ulysse » ; dans la dernière version, le Juif chuchote, consent, comme radouci, à livrer la clef, « Juif, naturellement, tu étais juif, Ulysse » (181). Ici Fondane se plaît en « sophiste » (42) ; là, il en déconstruit au contraire l’illusion ; les « Juifs ne sont pas des rhéteurs, et ne sont (surtout) pas des sophistes » clame-t-il. Désaccords entre les textes roumains eux-mêmes ; alors qu’ici se voient moquées la moraline des mauvais lecteurs de la Bible, la berlue de ceux qui parviennent  à convertir le bruit et la fureur, les crimes et les blasphèmes en catéchisme pour enfants sages (53) ; c’est ce dieu juif se souciant d’éthique quand le dieu grec sombre dans l’esthétique qui est ailleurs reconnu et béni (99). Dans les écrits français, la première affirmation semble l’emporter : « On a fait croire aux Juifs qu’ils étaient grands par leur morale, et ils ont marché. Ils n’ont jamais cru jamais devoir protester, souligner que leur morale n’avait aucun rapport avec l’éthique autonome, proprement humaine, et satisfaite de soi, des stoïciens (…) » (195). Mais la seconde intuition continue en vérité, souterrainement, à irriguer toute l’œuvre. L’imposture révélée de la Loi sans Dieu n’abolit pas pour autant le Sinaï ; elle le rappelle au contraire à son obscure clarté, refonde l’énigme devant laquelle s’inclinent les fétiches. « La Loi est sainte, mais elle a été faite pour l’homme ; elle peut, par conséquent, être suspendue dès que les intérêts majeurs de l’homme risquent d’être meurtris plutôt que sauvegardés par elle. »(216)   

         Gageons en vérité qu’il n’y a pas plusieurs Fondane. Sous les intermittences du moi, voici un seul et même visage ; sous la polyphonie des talents – poète, philosophe, traducteur, talmudiste, historien des idées…– voici une seule et même voix ; sous les masques des identités multiples, voici un seul et même récit. Chaque texte se fait en vérité écho d’un autre texte. Une porte se ferme, une porte s’ouvre. Les intuitions ici fragiles, se retrouvent là, plus tranchantes, plus déterminées, plus vives ; mais inversement, les idées toujours menacées par la rouille de l’évidence, retrouvent avec les premiers textes leur éclat, dans la fraicheur de l’inaugural. Ce livre, soyons-en sûrs, se moque de la chronologie. Pas de temporalité linéaire pour reconnaître, satisfaits, sous les avancées de la biographie, les cimes de la maturité. Pas d’ascension vers le « vrai » Fondane, le Fondane abouti, le Fondane ayant mué. Rien de tout cela, mais un va-et-vient, une promenade, d’Est en Ouest ou d’Ouest en Est ; en avant et à reculons. Car enfin, le Fondane d’avant le déracinement, n’était-il pas déjà un Fondane en exil ? L’exil n’était-il pas déjà sa qualité d’être, son art et son royaume ? Le Fondane d’avant Chestov n’était-il pas déjà chestovien ? Le Juif qui fait retour avec Jacob Groper n’était-il pas déjà un juif de l’Alliance sans dérogation possible à cette élection?  Plus que jamais avec Fondane, le temps se fait ici benjaminien. « Et l’histoire est derrière nous et l’histoire est devant nous », assure Fondane (138). « La vie, poursuit-il, se répète et s’agite à côté de la mort et du passé, incrustée dans ce même temps. Pourtant notre âme se réjouit de cette vive opposition. » (148) Répétons-le avec force : il n’y a pas là avec les années, une pensée qui trouve sa forme, mais une pensée qui dès l’origine, raconte l’hésitation et la tension, mime l’égarement pour mieux nous prendre par la main, fait des points d’interrogation la matière même de ses affirmations. La contradiction n’est pas chronologique, elle est le souffle même de sa respiration. Le paradoxe des propositions n’est pas affaire de variation dans la durée, mais l’horizon même de la pensée juive dont il se veut l’héritier. La rythmique même de la tradition hébraïque n’est-elle pas selon lui cette temporalité heurtée, cette manière de vivre sans avoir succombé au « principe de non-contradiction » ?

               Dès le début, l’écrivain annonce la couleur, déloge les bougons éventuels, amateurs d’eau plate : nous sommes écrit-il, « un peuple contradictoire » (137). Qu’on se le tienne pour dit. Et de décrire ce judaïsme bivalent, matière et anti-matière, religion du corps et religion de l’esprit, double régime de l’obscénité et de l’extase. « On nous attribue le plus bas matérialisme alors que le judaïsme est l’histoire de la morale, l’histoire de l’idéalisme. (…) D’une part, la hauteur morale, la beauté spirituelle ; de l’autre, le ferme désir de vivre. D’une part, la lumière, de l’autre, la terre. Quelle contradiction merveilleusement créatrice de vie ! » (137). Plus que jamais, les textes de Fondane ici réunis nous rappellent que le paradoxe n’est pas seulement une figure de style dans l’œuvre de Fondane, une manière d’avancer et de combattre, une arme dans la déconstruction, mais que c’est l’œuvre toute entière qui tourne autour du paradoxe comme un papillon de nuit autour de la flamme. Car le paradoxe n’est pas pour lui une manière de penser, il est une manière d’être. Il n’est pas ce qui permet de philosopher, mais le cœur même de ce qu’il convient de défendre. A condition de rappeler que le paradoxe n’est pas ici un paradoxe grec, terminant sa course dans les réconciliations dialectiques, mais une dissonance juive à perpétuité. Fracas dans ces écrits en effet, de la modernité et de l’antimodernité, revendiquées avec la même tendresse ; troublant judaïsme défini comme cette « religion sans rituel » (13) ; revisité à partir des théories de Jules de Gaultier comme un mensonge vrai, une « illusion créatrice » (129), étrange mystique qui révère Dieu sans croire en lui, dialoguant sans fin avec le grand Silence, et qui ne craint pas de moquer les névroses du Maître ; ce Dieu juif n’est-il pas « hystérique de solitude », « craintif et maniaque » (53)? Drôle de retour du spirituel qui prend les accents de l’absence et de la farce, rencontre du ciel et de la vase. L’hétérodoxe ne vient-il pas dénoncer, lors même de l’enterrement de Chestov, la vaste blague du religieux – en parlant des rabbins, « que ne dresse-t-on ces gens à être de bons comédiens, au moins !» (211) ? – Mais n’est-ce pas le même juif qui s’émeut pourtant du Kaddish ? qui s’éblouit de ce que Chestov « ait tenu à garder ce lien visible avec Israël » ? Le paradoxe n’en cache jamais qu’un second : si le lien avec l’au-delà est maintenu, c’est pour mieux en honorer la puissance d’incarnation, la visibilité, ici bas, avec la plèbe des imparfaits, avec les anti-héros de l’histoire juive. Victoire du charnel. Revanche de l’organe. Insatisfaction devant les abstractions athéniennes aguichant le sublime d’un frôlement d’aile ; revendication au contraire d’une présence, d’un acte qui force le réel. Mais le répit ne sera que de courte durée : car alors même que l’on croit l’opposition fermement établie, le divorce consommé entre Athènes et Jérusalem – n’est-ce pas là tout son cri ? toute sa révolte ? – l’Hébreu malcommode revient à la charge et secoue, encore et encore, le joug de l’évidence, « nous connaîtrons toujours mal, assène-t-il, la différence entre Grecs et Orientaux » (117). Paradoxe encore, qui autorise Fondane à n’être jamais dupe des dangers ou des fragilités de l’assimilation, tout en revendiquant son droit à l’Europe, sans jamais exclure « la part commune » (144).  Paradoxe encore et toujours que ce critique dé-chaîné du Logos  qui se refuse pourtant au sacrifizio del intelletto (189) et qui définit la Kabbale comme cette « sèche science des mots » (111). Paradoxe de ce sionisme honoré, dans l’hommage-pied de nez à Longfellow (86), comme une manière de faire dérailler le train de l’histoire, et qui fait ainsi du destinal juif la marque même d’un anti-destin. Paradoxe enfin de ce solitaire qui sut si bien s’entourer, de cet indiscipliné qui fut en réalité un disciple magnifique. Chestov bien sûr, on l’a suffisamment dit. Mais c’est aussi Jacob Groper, A.L.Zissu, Martin Buber, « l’exquise figure de vieux rabbi » qu’il combat et qu’il honore ; Chagall, lui faisant don de ce conseil précieux, « ne vous découragez pas dans votre inquiétude. La route marche et ne finit pas » (89.)… Nul doute que l’Hébreu sans barbe aura porté à son plus haut degré d’exigence cet art du commentaire en lequel il reconnaissait la marque du génie juif (120). Et n’est-ce pas un dernier paradoxe que de voir ce lutteur impitoyable, cet écrivain âpre, dur, batailleur, avançant ses mots comme sur un damier, ce Heine roumain ne faisant pas de quartiers, louer finalement en Chagall, son « humour sans épines, sans fiel ni salive » ; (91), chez Shalom Aleicheim ce rire « qui n’est pas un bistouri mais une consolation » (80) ; chez Peretz et Mocher-Sforim, la bonté simple et ronde comme un ventre maternel (« bons comme le pain chaud) (91). Si nous ne le savions pas encore, nul doute que le guerrier fut d’abord un aristocrate ; le disciple, un grand maître de lecture.

              On n’a pas fini de lire et de relire ces textes. Chacun peut donner matière à d’infinies variations. Mais il y dans ce recueil un rappel singulier me semble-t-il, qui mérite plus particulièrement encore l’attention, une vérité qui arrête le lecteur parce qu’elle donne le frisson, à l’image de ces vérités-tremblements de terre que Fondane voulait nous faire entrevoir, le temps d’un éclair. C’est ce qu’il convient de désigner comme son don de prophétie. Pas question ici de marc de café ou d’incantations vaudous, mais pas question non plus de métaphore. Le philosophe prophète n’a pas pensé, n’a pas allégorisé, il a vu. A l’extrême clairvoyance devant les menaces totalitaires de gauche ou de droite, qui s’incarne dans des analyses, correspond en effet ce qu’il faut bien appeler, faute d’autres repères, des visions. Fondane aura vu venir « ça » comme il l’appelle. C’est à Monique Jutrin que l’on doit d’avoir relevé ces anticipations troublantes, ces yeux qui galopent au-delà du présent, cet instinct de l’avenir, animal, et qui donne le vertige. Dès 1933 dans Lever de rideau, Fondane de lancer, « c’est nous les futurs cadavres, nous les asphyxiés à venir » (185), ou en 1934 dans une revue d’étudiants roumains : « Demain, dans les camps de concentration, il sera trop tard pour se repentir : la lutte doit commencer alors qu’il est encore temps, avant la destruction finale ». En 1932 encore, dans le Festin de Balthazar, ce personnage juif qui raconte, « Sur l’échelle de Babylone, assis, j’ai pleuré quoi et les soldats m’ont dit : il faut travailler, Juif ! Le travail c’est la liberté. »… Etrangement, le prophète n’a pas échappé à ces ombres. Le témoin  n’aurait-il pas reconnu pour lui-même ce qu’il entrevoyait pour les autres ? Rien n’est moins sûr. C’est Monique Jutrin évoquant cet « homme, qui, parce que juif, sait qu’il peut être interrompu à tout moment » (186), mais c’est aussi le propre témoignage de Geneviève Fondane décrivant un homme que la tragédie ne prend pas au dépourvu (240). Un homme qui, comme Walter Benjamin, comme Julien Benda, sait les dangers qu’il court, et oppose pourtant au destin, la nuque raide de l’impassibilité. Imperméable au diktat de la nécessité et des hommes gris qui la servent. Inaccessible, déjà.

Faut-il croire en des prophéties encore voilées, logées dans les interstices du texte ; scruter l’avenir dans ces lettres encore scellées ? Les visions de Fondane sont encore brûlantes d’avenir. L’homme ne voyait pas que pour ses contemporains, il voyait aussi pour nous. Puissions-nous savoir déchiffrer à temps ce qui se cache encore entre les lignes. A défaut de nous transmettre un don, Fondane, l’anticartésien, nous aura légué « les prolégomènes de la méthode » (190) : la « sainte hypocondrie » comme « instrument de recherche », l’inquiétude comme heuristique. L’humain en nous n’est-il pas toujours un Juif en devenir, un Juif de bord de gouffre? Jauger le précipice pour envisager les sommets. Perdre pied pour gagner la terre ferme. Désapprendre les cuirasses et la forteresse pour préserver la vie.