SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Découvertes N° 24

Baudelaire et l’expérience du gouffre réception d’un héritage, Evelyne Namenwirth

Lecteur, fais comme moi, tâche de comprendre, débrouille-toi et prête-moi si possible les meilleures intentions que tu puisses concevoir. Sois généreux !

M’appuyant sur des recherches consacrées à l’élaboration de Baudelaire et l’expérience du gouffre ainsi qu’aux problèmes éditoriaux des premières éditions

i, je proposerai une chronologie éditoriale sur sept décennies. J’analyserai aussi ce que je nomme la posture testamentaire de Fondane et l’héritage qui en découle pour les lectrices et les lecteurs. A ce propos, la place du lecteur, souvent évoquée par Fondane dans d’autres écrits mérite une analyse plus approfondie. Fondane lecteur et Fondane créateur se chevauchent fréquemment. Je montrerai en quoi un examen plus minutieux du texte fait apparaître un dialogue subtil entre Fondane et ses futurs lecteurs. Par un effet de ricochet, la lectrice est invitée à son tour dans ce ballet de lectures infinies qui fait fi du temps et de l’espace.

Chronologie éditoriale

« Les éditions de Baudelaire ». Curieusement, c’est ainsi que s’intitule le premier chapitre d’Images et livres de France en 1922.ii Fondane y regrette surtout la disparition de la longue préface de Théophile Gautier, antichambre nécessaire à ses yeux pour aborder Les Fleurs du mal ; préface remplacée par de plus courtes, pour des raisons économiquesiii. Et de conclure : « Ce sont des hasards dans l’histoire du livre qui ont fait périr des bibliothèques immenses. [...] Mais d’autres hasards ont maintenu éternellement à la surface, comme un bouquet d’algues, un livre, un individu ». Beau début que cette phrase de 1922 pour entamer les péripéties de Baudelaire et l’expérience du gouffre, ballotté d’une édition à l’autre, entre les difficultés diverses et les impératifs changeant au fil du temps. L’on peut distinguer plusieurs strates. Malheureusement, la première édition, parue chez Seghers en 1947, fut rapidement menacée de pilonnage, compte tenu du petit nombre d’exemplaires écoulés. Toujours à l’identique de cette première édition, hormis les préfaces, il y eut cependant une réédition en 1972, toujours chez Seghers suivie d’une troisième édition, chez Complexe en 1994. C’est l’urgence qui motiva les premiers éditeurs.

Comme Fondane ne put mettre le texte au point ni corriger les épreuves, cette tâche incomba à Geneviève Fondane, à Claude Sernet, mais surtout à Boris de Schloezer ; ceux-ci n’étaient pas des professionnels de l’édition. Les avatars de cette première édition ont été décrits par Monique Jutrin et Ion Pop dans le Cahier Benjamin Fondane N0 15.iv Leurs articles permettent de suivre les difficultés, les tractations, les hésitations, les différends des premiers éditeurs. A propos des fautes de frappe, par exemple, de Schloezer écrit  en toute honnêteté : « Celles dont j’étais absolument certain, je les ai corrigées, mais pour le reste la correction des épreuves doit être faite par au moins deux personnes qui ont la qualification et l’habitude de ce genre de travail méticuleux v[...] ». Force est donc de constater qu’entre 1947 et 1994, à part une préface modifiée, rien ou si peu n’avait changé. Nous étions donc, lecteurs et lectrices, chercheuses et chercheurs toujours tributaires – mais non moins reconnaissant.es- envers les premiers éditeurs de 1947. Car, dans un premier temps, au lendemain de la guerre, primait la volonté de faire paraître ce texte. Dans ces trois éditions, les premiers choix éditoriaux sont maintenus. Le provisoire s’est donc pérennisé jusqu’en 1994. C’est traduit en roumain que Baudelaire et l’expérience du gouffre émerge de l’urgence : il s’agit d’une première tentative d’édition critique. Outre le travail de traduction, l’édition est assortie d’un travail de comparaison avec le manuscrit. D’autre part, ce volume présente des documents inédits., un index et diverses études.vi

Pour en rester au texte français, si l’édition récente de 2021vii est loin d’être définitive, elle présente certains avantages par rapport aux précédentes. Elle corrige un grand nombre d’erreurs qui s’étaient introduites dans les éditions Seghers et Complexe (orthographe, citations, noms propres...). Elle est enfin dotée d’un indispensable index pour un volume de 400 pages et contient une introduction plus éclairante que les précédentes, ayant bénéficié des études effectuées sur l’oeuvre depuis une vingtaine d’années. (Un détail : le volume semble de facture plus solide que celui de Complexe dont nous rassemblons les pages à l’aide d’élastiques.) Les auteurs ne semblent pas avoir consulté les manuscrits. La prochaine étape consistera à fournir une édition critique, fondée sur le texte original ainsi que sur l’examen des carnets de travail et des brouillons.

Un livre inachevé

En temps « normal », on se plaît à imaginer Fondane à sa table, corrigeant furieusement les épreuves d’un livre, d’un article, d’un compte rendu de lecture et ce, en dépit des changements constants dans les versions successives de ses textes. Les différents articles consacrés à la genèse des écrits de Fondane, tant poèmes qu’écrits philosophiques, permettent de suivre la pensée de l’auteur, à travers l’examen des brouillons, des notes éparses, qui précèdent l’établissement d’un texte « jamais » terminé.  

Il est utile de bien comprendre le rituel de correction habituel, propre à Fondane jusqu’en 1942.

Dans « Au lieu de préface », Fondane précise que d’habitude ce n’est que sur les épreuves d’imprimerie qu’il porte remède :

Il est dans mes habitudes (chacun les siennes) d’écrire mes livres sans me soucier du style, de la propriété des termes, de la correction grammaticale et de différents autres inconvénients possibles, comme les amphibologies, etc., et de n’y porter remède que sur les épreuves d’imprimerie, quoi que l’éditeur en puisse penser (je n’ai pas eu jusqu’àprésent à m’en plaindre).

En fait, pendant l’écriture, tout au développement de sa pensée, il n’a ni le temps, ni l’envie de rectifier telle citation qu’il cite de mémoire, de contrôler l’orthographe d’un mot, de rétablir une ponctuation, une syntaxe boiteuse. Or, face aux épreuves d’imprimerie le temps presse. L’imprimeur s’impatiente. Il lui faut donc s’astreindre à ce boulot ingrat et laborieux. À chaque publication, c’est le même scénario : son épouse sourit peut-être de l’entendre pester et soupirer,viii quand il feuillette fébrilement un volume à la recherche de la citation correcte, quand il se lève pour prendre le dictionnaire qui certifiera telle ou telle définition. Les pages des épreuves se couvrent de corrections, d’annotations, d’ajouts, de retranchements. De nouvelles idées fusent. Ce synonyme ne serait-il pas plus approprié ? Nouvelle rature. On revient au premier. Les pages des épreuves se couvrent de notes, de griffures. Plus de place, il tourne la page ou note rapidement sur un bout de papier. La blancheur a tôt fait de présenter de nouveaux contours, dessin parfois dédaléen fait de jambages, de cercles.

Telle est donc, avant chaque publication, une approche quasi rituelle des épreuves. « Mais, cette fois, il n’en sera pas ainsi ix. » Nous aborderons ici le cas très particulier de la publication de Baudelaire et l’expérience du gouffre ; très particulier car il s’agit d’interpréter les dernières volontés d’un auteur aux abois. Mais laissons la parole à Fondane dans sa Préface:

Je ne pourrai pas corriger les épreuves de ce livre. J’en suis d’avance malheureux, mais je n’y puis rien.Pourcorriger les épreuves, il faut être là où le livre s’imprime, ou bien il faut une poste qui puisse transporter le manuscrit, un état de choses qui le permette, etc. Nous n’en sommes pas là.x

En 1942, la machine Histoire se grippe, car pour certains l’Histoire a des fins faisant fi de la destinée singulière de chaque être humain. Frappé dans sa chair par une Nécessité aveugle qu’il a mis toute son énergie à dénoncer dans ses livres, Fondane poursuit, non sans ironie, arme ultime dans la tragédie :

j’aimerais bien que quelqu’un fût là qui sexpliquât, voire se justifiât, sinon de ses actes, du moins de ses intentions. Mais Dieu, ou la Providence, ou lEsprit de lHistoire, ayant peut-être aussi peu de temps libre que moi, na pas jugé bon de le faire.xi

« Le temps presse » comme d’habitude mais cette fois, c’est le temps de vie qui lui est compté. Et c’est cette perspective qui le pousse à prendre malgré lui une posture testamentaire en nous instaurant par là même, nous lectrices et lecteurs comme ses héritiers ; et c’est sur un ton moqueur, dans un court texte en italiques, entre les épigraphes et le premier chapitre qu’il ose en appeler à la patience, à l’intérêt et à la bienveillance du lecteur pré souhaite sent et futur.xii Et Fondane de nous imaginer, nous ses lectrices et lecteurs futur.es, aussi perdu.es et troublé.es que lui-même. Il est un temps hors du temps.

Posture testamentaire

Rappelons tout d’abord les faits : incarcéré dans de très pénibles conditions au camp de rassemblement surpeuplé de Drancy, en attente de la déportation vers le camp de la mort, Fondane est fort préoccupé par ce qui adviendra de son œuvre, en particulier de son Baudelaire. Il sait ce qui l’attend mais souhaite que lui survive ce livre, présentement à l’état de tapuscrit. Il parvient à envoyer clandestinement à sa femme, Geneviève Tissier, ses instructions concernant ce volume, laissé inachevé sur sa table de travail.

On pourrait donc, comme le fait à juste titre Gisèle Vanhese, considérer Baudelaire et l’expérience du gouffre comme un livre-testament, du fait de la déportation et de la mise à mort de son auteur.xiii Aller au-delà de cette constatation, tel est mon propos. Pour qu’il y ait testament, il faut un donateur et un héritier. Le donateur c’est bien sûr Fondane. Mais peut-on considérer le lecteur auquel Fondane s’adresse comme héritant d’un texte ? Qui est-elle/il ? Quelle est sa particularité ? Présente-t-il des similitudes avec Fondane lecteur, lui aussi ? Le lecteur est-il un ami, un complice, un adversaire ? Etudier les occurrences du terme permettra d’y voir plus clair.

Pour asseoir mon argumentaire, remontons à 1922, date de la publication en roumain d’Images et livres de France du jeune Fundoianu. Dès la préface, pour Fondane le rôle du lecteur est central et complexe. Dans son introduction à l’édition française de 2002, Monique Jutrin relève et analyse, entre autres, cette place dévolue au lecteur.xiv Pour comprendre une œuvre, dit Fondane, il faut s’engager dans les profondeurs, ne pas éviter les souterrains, les trappes qui permettront de découvrir des pépites. Le monde des livres est un voyage, « aussi réel que l’autre ». Et d’expliquer au lecteur qu’il ne s’arrête qu’à ces lectures qui sont pour lui « des greniers où se nourrir », voire des obstacles qui font vaciller les certitudes, des tremplins vers autre chose, vers « une nouvelle sensibilité ». xv

La lecture des œuvres l’a façonné. Et c’est par cette phrase qui est tout un programme : « Après tout, un livre n’est pas seulement une attitude : c’est une preuve d’amour », qu’il clôt la préface.xvi

L’adresse au lecteur du Baudelaire, 22 ans plus tard, ne doit donc pas nous étonner. Mais creusons plus avant pour comprendre le rôle dévolu au lecteur dans cette œuvre. L’on a tendance à rapprocher l’adresse au lecteur de Fondane à celle de Baudelaire, qui ouvre Les Fleurs du mal. Rappelons les deux derniers vers :

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! xvii

Car, comme Fondane, Baudelaire s’adresse directement au lecteur, mais pour lui signifier qu’il participe au pire des vices, à savoir l’ennui, et qu’il n’est qu’un hypocrite. Fondane s’en est-il inspiré ? Il faut dépasser ces similitudes apparentes. Pour Fondane, l’adresse au lecteur est d’un autre ordre. Il s’en dégage un appel à la solidarité, à la réciprocité ; il y a là une demande pressante de participation active.xviii

Comme nous l’avons développé plus haut, il ne faut pas oublier que Fondane est aux abois, que pendant ces années de guerre, il est très isolé, qu’il sort peu, que, pour des raisons de sécurité, il n’est pas en mesure d’accompagner sa femme en vacances. C’est sans relâche que Fondane travaille à son Baudelaire. « […] je me remets à mon Baudelaire que je tape toc, toc toute l’après-midi et la soirée », écrit-il à sa femme en août 1943. Pour cet ouvrage, rédigé essentiellement entre 1942 et 1944, il sera remis 100 fois sur le métier car jamais achevé, comme tout écrit de Fondane. En cela, pareil à Baudelaire qui « sans cesse [...] corrige, revoit, polit avec patience et fureurxix [...] ». Dans cette perspective, ne devrions-nous pas nous considérer comme ses contemporain.es d’un autre siècle, dans un dialogue outre-temps ? D’autant que c’est aussi le point de vue de Fondane qui essaie d’imaginer son lecteur à diverses reprises.

Il nous interpelle amicalement , nous apaise devant la complexité de l’œuvre de Baudelaire (234), imagine notre effroi à le suivre dans « ce sous-sol de l’humain » mais nous insuffle du courage (234), nous incite à ne pas cesser de questionner même s’il n’y a pas de réponse (299-300) pour arriver à la question fatidique : « Que faire ? » si ce n’est se souvenir d’une chose extrême (354-355) qui semble prendre, dans les circonstances données, une dimension dépassant largement le cadre du Baudelaire. Posture très fraternelle, de protection même.

Fondane n’a pas pu être lecteur et auteur plus longtemps de son propre texte. Il a bien été obligé de déléguer ces fonctions. Mais de quelles qualités faudra-t-il disposer pour ce faire ? Fondane est explicite dans sa Préface : des qualités de compréhension, de sagacité devant les obstacles, de générosité, de confiance dans ses intentions.

La confiance est une qualité que Fondane apprécie chez autrui : « merci de m’accorder votre confiance », écrit-il dans une carte postale de 1935, adressée à André Spirexx. Il la réclame impérativement et candidement pour lui, pour son œuvre, et ce sans une once d’amour-propre, dans sa lettre de janvier 1944 à Ballard.xxi Voilà un héritage à la fois lourd et léger. S’il nous demande de lui faire confiance, il a aussi confiance en nous pour l’épauler et pour le maintenir en vie, son Baudelaire. C’est ce que l’on appelle un contrat de donation. C’est bien malgré lui qu’il « abandonne » son bien pour nous le confier. Nous ne pouvons donc qu’imaginer un dialogue sans fin, faisant fi des années qui nous séparent, le temps aboli, une fraternité s’installant.

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i « Genèse, édition et réception du texte » in Cahiers Benjamin FondaneN0 15, pp. 7-16 (désormais Genèse) ainsi que Une poétique du gouffre, Sur Baudelaire et l’expérience du gouffre de Benjamin Fondane, dir. Monique Jutrin et Gisèle Vanhese, Rubbettino, 2003. Désormais Une poétique du gouffre.

ii Benjamin Fondane, Images et livres de France, Editions Paris-Méditerranée, 2002. Traduit du roumain par Odile Serre. Désormais Images et livres.

iii Cette préface fut rééditée en 1991 aux éditions du Castor Astral.

iv M. J. et Ion Pop, « Les défis d’une édition critique », Cahiers Benjamin Fondane, N°15, pp, 19-26.

v Extrait d’une lettre du fonds Boris de Schloezer de la Bibliothèque Louis Notari de Monaco, citée dans le Dossier Fondane-Cioran, in Cahiers Benjamin Fondane N° 6, p. 91.

vi Baudelaire şi experienţa abisului, dir. Mircea Martin, Ed. Art, 2013.

vii Benjamin Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre (introduite par Elias Preszow et Georges Laurent), La Fabrique éditions, 2021 (désormais, Baud. 2021).

viii M.J. Genèse, p. 7-16.

ixBaud. 2021, p. 19.

xBaud. 2021, p. 19.

xiIbid., p. 20.

xiiIbid., p. 23.

xiii Gisèle Vanhese, « Présentation », Une poétique du gouffre, p. 5.

xiv Monique Jutrin, Images et livres, pp. 9-17.

xv Benjamin Fondane, Préface à Images et livres, p. 26.

xviIbid, p. 27.

xvii Dans le tapuscrit original, à la fin du dernier paragraphe, figure cette adresse de Baudelaire au lecteur, au crayon et barrée.

xviii À rapprocher de la Conscience malheureuse et du Faux Traité d’esthétique, « Briser le cercle de l’art pour aller au-delà », Unepoétique du gouffre, pp. 7-9et Cahiers B.F. N° 15, p. 171.

xix André Spire, « Baudelaire esthéticien et précurseur du symbolisme », Europe n° 456-457, p. 80.

xx Reproduite dans ce numéro 24 des Cahiers.

xxi Reproduite dans Benjamin Fondane et les Cahiers du Sud, éditions de la Fondation culturelle roumaine, 1998.