SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Parole biblique et pensée existentielle N° 17

Ni réaction ni révolution

Julia David

Julia David, Ni réaction ni révolution. Les intellectuels juifs, la critique du progrès et le scrupule de l’histoire, L’Harmattan, 2013. Préface de Pierre Bouretz, postface de Paul Zawadzki.

Il s’agit d’une réflexion sur l’évolution de la place des intellectuels juifs dans l’histoire occidentale. Interrogation légitime : comment concevoir que l’intellectuel juif, qui avait émergé comme une « figure archétypique de la modernité »[1], ait pu choisir de se dissocier, parfois radicalement, de ces forces du « progrès » qui avaient pourtant permis aux Juifs de faire leur entrée sur la scène de l’histoire ? Dans l’introduction, l’auteur définit le progrès comme une manière de penser l’histoire humaine en tant que processus orienté vers un sens unique. Dans ce courant qui dialectise le négatif, le mal n’est jamais qu’accidentel ou provisoire, une étape dans la réalisation de l’idéal. L’homme du progrès qui conteste toute légitimation par la tradition est aussi l’homme de la Raison démocratique.
Ainsi, Julia David ajoute à l’histoire des intellectuels un chapitre sur les intellectuels juifs français au XXesiècle. Mais plutôt que d’étudier « l’école de pensée juive de Paris », regroupant les penseurs juifs qui acquièrent de la visibilité après 1945, elle préfère « faire apparaître l’unité d’un problème en même temps que la succession discontinue de ses figures historiques ».[2] Mus par la même inquiétude, née de leur condition, de leur traversée du XXe siècle, les intellectuels retenus, Fondane, Chestov, Benda, Aron, Steiner, mais aussi Levinas et Benny Lévy, critiqueraient la modernité tout en conservant un lien avec la tradition juive.
Fondane et Chestov ont influencé plusieurs penseurs de cette mouvance. Le premier chapitre leur est donc consacré : « Léon Chestov et Benjamin Fondane – La raison des Lumières à l’épreuve » (p. 67-162). Julia David se réclame d’une histoire des intellectuels qui intègre les contenus de pensée dans un tragique XXesiècle, ponctué des deux grandes guerres. Elle historicise les écrits des deux penseurs existentiels en les replaçant dans des courants contemporains. À plusieurs reprises, elle exhume des textes moins connus. Fondane et Chestov figurent comme les représentants d’une troisième voie dans le judaïsme européen. Ni vraiment assimilés, ni totalement détachés de la tradition, ils ne l’ont pas, comme leurs contemporains allemands, idéalisée. Ils ont soif d’universalité. Et le judaïsme représente pour eux un contrepoint, une manière de prendre leur distance critique. Ils ne sont pas anti-rationalistes, mais à la recherche d’une autre rationalité. Julia David écrit : « Si Chestov et Fondane sont soucieux de réhabiliter la pensée mythique de la tradition biblique contre le rationalisme d’Athènes et la philosophie moderne, ce ne sont pas les aspects magiques ou “anti-bourgeois”  de la religion qui se trouvent explorés, mais les conditions de possibilité d’une autre rationalité. » Fondane et Chestov s’en prennent à la toute puissance de la raison, coupée de l’expérience, incapable de la penser. Penseurs du tragique, ils manifestent de la modération politique. Cet arrière-plan compte dans l’élaboration du livre ; il en représente, peut-être même, le sous-texte.
Ces « tard-venus » critiquent les représentants du franco-judaïsme : Léon Brunschvicg et Henri Bergson. Julia David s’émeut de la violence des critiques adressées par Chestov et Fondane à la rationalité dans une époque si troublée. Elle cite Fondane : « Je sais ce que le langage existentiel a de dangereux aujourd’hui. […] aujourd’hui, que le monde est politiquement partagé entre ceux qui professent le tabou de la culture (dans le sens de Raison), et ceux qui professent le tabou du Sang (dans le sens de Race), on risque le pénible désagrément d’être hâtivement classé.»[3] Tout en montrant que Chestov et Fondane recourent à des dichotomies (Pascal/Descartes), mobilisées par des pensées réactionnaires, l’auteur lève des ambiguïtés, dégage l’originalité des lectures proposées. Descartes manifesterait l’esprit de clôture du rationalisme, offenserait la singularité vivante. Dans Images et livres de France, à propos de Maurras, Fondane s’écarte de ce thuriféraire de la modernité, reprochant bien souvent aux intellectuels juifs de l’incarner. Joseph de Maistre ne serait pour le poète que le penseur du péché originel.
Chestov et son disciple entretiennent des affinités électives avec Buber, Benjamin, Scholem. « Mêmes distances vis-à-vis du judaïsme de la Wissenschaft et du néo-kantisme, même traversée sinueuse des régions perdues de l’identité juive à l’heure de la montée des périls. Même formulation d’un “ anarchisme théologique ” méfiant à l’endroit de l’orthodoxie halakhique et des formes figées de la religion. [...] Même refus d’un Logos autocentré, même critique de la raison occidentale [...], même attention portée aux manifestations du négatif dans l’histoire, même inquiétude face à la décomposition de la métaphysique et à l’éviction de toute transcendance dans un univers désormais soumis à la logique utilitaire, mêmes influences nietzschéennes réinterprétées à la lumière de la tradition juive. » Mais Fondane finit par critiquer le romantisme, tout en conservant au paradis perdu une place décisive dans sa pensée. Il ne souhaite pas comme Buber surtout ressusciter des communautés religieuses authentiques.
Dans les textes du poète roumain sur les avant-gardes, Julia David revient sur la critique des surréalistes. En dernier ressort, l’allégeance de ces derniers au matérialisme expliquerait leur rapport au communisme. Pour Fondane, comme pour Chestov, le mythe est source de renouvellement de la rationalité. Le livre ne revient pas en détail sur cette question décisive. Le chapitre s’achève sur les réactions de nos deux auteurs face aux totalitarismes, en reprenant des textes étudiés dans les Cahiers Benjamin Fondane. Julia David conclut son chapitre sur la postérité de Fondane et Chestov en évoquant leur influence sur des penseurs existentiels comme André Neher, Vladimir Jankélévitch, et même Jacques Derrida.
Ce livre contribue donc de manière spécifique et salutaire à notre compréhension de Fondane et Chestov. Comme Emmanuel Levinas, ces penseurs existentiels concourent à la transformation du judaïsme intellectuel français par le biais de transferts culturels.

Margaret Teboul

[1] Shmuel Trigano, L’Idéal démocratique à l’épreuve de la Shoa, Odile Jacob, 1999, p. 152.

[2] Ibid.

[3] Benjamin Fondane, Faux Traité d’esthétique, Essai sur la crise de réalité, Denoël, 1938, réed., Plasma, 1980, p. 23.