SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Articles sur Fondane

Benjamin Fondane aux Cahiers du Sud

Claire Gruson

Benjamin Fondane a publié dans les Cahiers du Sud des textes fréquents et substantiels. Le premier date de 1932. Les derniers, posthumes, sont publiés en 1947 et 1950. La liste complète des 47 titres a été donnée par la revue marseillaise Agone, laquelle a consacré son n° 10 aux Cahiers du Sud. Cette liste figure en annexe d'un long et remarquable article d'Olivier Salazar-Ferrer, intitulé "Benjamin Fondane le révolté".

 Je ne prétends pas donner une vue synthétique de la pensée de Fondane telle qu'elle apparaît dans les Cahiers du Sud, ni mettre en lumière, sauf incidemment, la profondeur de ses analyses et de son écriture. J'aurais voulu faire entendre - à travers certaines de ses contributions à la revue marseillaise et à travers quelques-unes des lettres écrites à son directeur, Jean Ballard - un écho précis de sa traversée lucide et tragique des années trente et de la guerre. Je me bornerai à tenter de comprendre quelles furent les raisons de son attachement à cette revue qui suscita parfois son agacement et sa colère.

   Les dernières lettres de Fondane à Ballard - et de manière annexe à Léon-Gabriel Gros - explicitent son attachement privilégié à la revue et en rappellent des preuves multiples : contributions non seulement par de fréquents comptes rendus d'ouvrages variés mais aussi par des travaux originaux, textes indépendants extraits de ses oeuvres majeures : Rimbaud le Voyou, La Conscience malheureuse,  Faux Traité d'Esthétique, Baudelaire ou l'expérience du gouffre. A partir de 1939, Fondane fut titulaire d'une rubrique dont il inventa le titre, "La  Philosophie vivante", et il maintint cette contribution régulière aux Cahiers malgré des offres de la revue Fontaine.

   Si Fondane énumère ainsi dans ses dernières lettres de 43 et 44 ces gages de fidélité, c'est parce qu'il ne se sent guère gratifié ni reconnu par l'équipe de Jean Ballard, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai ensuite. Je m'interroge pour l'instant sur la nature de l'attachement de Fondane aux Cahiers du Sud.

   Sans aucun doute, Fondane peut être défini comme un "homme de revues" si l'on s'en réfère au grand nombre de publications auxquelles il a participé de manière plus ou moins durable, en France mais aussi en Belgique, en Roumanie, en Argentine : revues généralistes ou de poésie ou de philosophie (je renvoie à la lecture des repères chronologiques établis par Monique Jutrin pour le numéro spécial d'Europe.[1] )

   Mais c'est avec les Cahiers du Sud que se déclarent ses affinités les plus visibles et les plus durables. De quoi ce lien est-il fait ? Fondane est bien accueilli dans la revue marseillaise : introduit par Joë Bousquet, il propose des recensions, des contributions philosophiques et critiques peu de temps après que la revue s'est donné un sous-titre ambitieux qu'elle maintient jusqu'en 1942  : "Poésie Critique Philosophie". Fondane fait le lien entre Léon Chestov et les Cahiers ; il commence lui-même à être connu. Ballard aime ce qu'il appelle le "primesaut" de son écriture ; il est séduit par sa personnalité, "sa vitalité chaleureuse, l'étincellement un peu heurté de son esprit, sa générosité inoubliable".[2]

   De son côté, pourquoi Fondane privilégie-t-il les Cahiers du Sud ?

   "Les Cahiers ne sont pas qu'une entreprise littéraire, ils s'honorent d'être une entreprise fondée sur l'amitié" écrit Fondane lorsqu'en avril 1938, il demande à Ballard de l'aider à trouver rapidement les fonds nécessaires à sa naturalisation. La lecture de l'immense correspondance de Ballard avec ses rédacteurs confirme cette idée que l'amitié fut un puissant ciment de la revue, qu'elle se manifestait de diverses manières, parfois par une aide matérielle très concrète, le plus souvent par des lettres attentives et par un encouragement à écrire. "Je préfère insérer du Fondane que du Chestov" écrit par exemple Ballard en juin 37.

    Le directeur des Cahiers concevait son rôle comme celui d'un intégrateur soucieux d'encourager des personnalités fortes, de tisser un lien entre elles et de faire coexister dans la même entreprise et le même sommaire des hommes différents. Fondane était un homme de revue c'est-à-dire susceptible de s'intégrer dans une communauté vivante d'hommes (et parfois de femmes) acceptant les risques d'un dialogue ; on peut les imaginer attendant les mêmes sommaires, aimant souvent les mêmes textes, confrontant leurs écrits  dans une perspective de renouvellement. On trouve à plusieurs reprises sous la plume de grands rédacteurs des Cahiers du Sud (Joë Bousquet, Gaëtan Picon, Simone Weil, par exemple) l'évocation du rôle stimulant de la revue pour la pensée. On peut imaginer que Fondane y était sensible. "Une revue est un salon, écrit par exemple Bousquet : on dirait que la vie l'a formée pour y prendre plus largement conscience d'elle-même ; pour s'y connaître en toute liberté, c'est-à-dire pour s'y connaître vraiment. L'homme, toujours un peu son propre prisonnier, toujours un peu menacé, et, pour cette raison, l'ennemi de l'homme, supprime ou franchit des résistances psychologiques en entrant dans un cercle intelligent et accueillant et où les pensées seront vécues ou réimaginées, où les faits de sa propre existence pencheront à devenir objets de pensée."[3] On conçoit l'intérêt que Fondane pouvait porter à une revue se donnant pour objectif d'être un "colloque durable" (pour reprendre une formule de Ballard), en lisant le portrait que fait de lui Stéphane Lupasco en 1947 : "La discussion, la dialectique, la dispute étaient chez Benjamin Fondane, comme le rythme de sa respiration, de sa combustion spirituelle."[4] Ses articles sur Jean Wahl, sur Gaston Bachelard, sur Jules de Gaultier, la conclusion qu'il propose, en mai 39, au débat sur un texte de Jacques Bénet, toutes ces contributions portent la trace vivante d'un dialogue poursuivi sans concession, y compris dans la solitude des années de guerre.

   Au-delà de ces deux aspects, l'intérêt que  représente une revue dans la construction de la pensée, le rôle privilégié de l'amitié dans le fonctionnement des Cahiers du Sud, il faut aussi imaginer le rôle stimulant joué par l'identité propre à cette revue : revue non exclusivement littéraire, indépendante c'est-à-dire soucieuse de non-conformisme, affichant une certaine neutralité idéologique mais nullement indifférente aux grands débats et aux drames de l'entre-deux-guerres.

   La volonté de ne pas se limiter au strict domaine littéraire, est affichée dans les Cahiers du Sud dès 1930, sans doute sous la pression de la crise qui invite à une réflexion plus globalisante : le projet est formulé d'élargir le champ des curiosités, de s'intéresser aux questions qui touchent à toutes les formes de l'activité contemporaine, scientifique, économique, anthropologique. Cette capacité de s'écarter de temps en temps de la littérature pure avait été saluée par exemple par Walter Benjamin, dans une lettre de 1934 [5] alors qu'il se félicitait des articles de Jean Audard et de Fondane sur le congrès des écrivains d'URSS, c'est-à-dire sur la place du poète et de l'artiste dans la société. Fondane , qui voulait la coexistence des disciplines, Fondane qui attire à ce colloque de Royaumont des scientifiques , des philosophes, des poètes comme des hommes de théâtre, ne pouvait qu'être séduit par cette orientation pluridisciplinaire de la revue, par cette ouverture aux autres cultures que manifestait par exemple le numéro spécial de 1941 sur l'Inde (à une époque où Fondane , après Chestov, méditait sur l'apport de l'hindouisme).

   Un autre point d'attache de Fondane à la revue peut être sa revendication d'une identité non-conformiste que favorise sa position géographique à l'écart de la capitale. La naissance et le développement des Cahiers ne se sont accompagnés d'aucun manifeste, d'aucune "sonnerie de clairon" (pour reprendre une formule de J. Ballard), d'aucune doctrine susceptible d'instrumentaliser l'art et la littérature au profit du concept. Les Cahiers préfèrent la notion de "région mentale" pour définir des curiosités communes, une ouverture, impulsée par André Gaillard entre 1925 et 1929, aux courants avant-gardistes des années 30 (le Grand Jeu, Artaud, Michaux, notamment).  On conçoit donc que Fondane ait été attiré durablement par l'espace de non-conformisme, de curiosité et de recherche que lui offrait la revue.

   Cependant, la tonalité très tendue de ses dernières lettres  à Ballard et à Léon-Gabriel Gros en 1943-44 invite à rééxaminer de près les relations de Fondane avec les Cahiers du Sud. Il s'est vu discuter la publication d'une série de poèmes du Mal des Fantômes. Ce rejet pointilleux et comme indifférent (Gros met 6 mois à répondre à une de ses lettres) le blesse ; mais le long texte adressé à Ballard en janvier 44 fait état également de blessures plus anciennes  et elle constitue un véritable bilan critique de l'attitude des Cahiers pendant toute la durée de la collaboration de Fondane. Elle fait apparaître, dans ce milieu que l'on croyait tout de même principalement fondé sur l'amitié, des relations de pouvoir, des rapports de force impliquant manoeuvres et stratégies. "Pas une fois en 15 ans, écrit-il, je n'ai quitté votre sous-sol ".[6] L'image semble à double sens : elle peut évoquer la voix souterraine de Dostoïevsky, l'homme du sous-sol qui ne croit pas aux vérités universelles. Mais elle dit surtout ici l'amertume de Fondane de ne jamais avoir été en tête d'un sommaire, de n'avoir été le maître d'oeuvre d'aucun numéro spécial, de ne pas avoir été sollicité pour faire partie du comité de rédaction. Sans doute cette position secondaire et comme en porte-à-faux d'un rédacteur qui n'est "ni du dehors", "ni du dedans" peut-elle s'expliquer en partie : Fondane vivait à Paris et les difficultés d'élaboration d'un numéro spécial nécessitaient le choix de maîtres d'oeuvre plus proches géographiquement de Marseille (on pense au numéro sur l'Inde, publié en 1941, pour lequel Fondane avait proposé une aide  substantielle : sa réalisation est confiée à Jacques Masui et René Daumal, tous deux réfugiés dans le midi de la France). Les membres du conseil de rédaction étaient pour la plupart proches de Marseille et si Ernst-Erich Noth y a été intégré en 1936, c'était sans doute pour la même raison.

   Mais les reproches de Fondane sont plus radicaux. Il dénonce la prudence tactique de Ballard. On doit, sur certains épisodes, poser des questions et formuler des hypothèses. Pourquoi Ballard a-t-il refusé de publier le texte du discours non prononcé au congrès des écrivains anti-fascistes de 1935 ? Certes ce congrès n'a pas été passé sous silence dans la revue puisqu'il est évoqué par des contributions importantes de Pierre Minet, de Ernst-Erich Noth et de Léon-Gabriel Gros. Mais la réflexion de Fondane allait sans doute très loin. A la question "quel est le rôle de l'artiste dans le devenir de la société ?", il répondait par une problématique complexe, manifestant sa volonté d'ouvrir un dialogue assez prolongé pour avoir des chances d'aboutir à une conclusion acceptable.

    Plus tard, en 1942, les raisons des coupures effectuées dans le fragment de Baudelaire ou l'expérience du gouffre paraissent plus simples à comprendre. Elles relèvent clairement d'une auto-censure prudente dont Ballard était assez coutumier pendant ces années de guerre.

             Ce qui frappe, c'est le fait que la poésie de Fondane n'ait été publiée que si parcimonieusement dans les Cahiers et surtout seulement après sa disparition. Les pièces de théâtre n'ont pas suscité davantage l'intérêt de la rédaction. "Sur tous mes bouquins j'ai annoncé comme étant déjà écrits, deux mystères : Le Festin de Balthazar et Philoctète. M'aviez-vous, jamais, demandé à les lire ? Non, c'est votre "vieille prévention" qui a toujours joué."[7]

        Beaucoup de choses ont été dites à ce colloque expliquant la mise à distance de Fondane après la guerre. Elles peuvent éclairer la position "en sous-sol" dont il se plaint déjà en 44. L'irrationalisme de Fondane faisait-il peur à certains rédacteurs influents des Cahiers pour les risques qu'il comporte de contiguïté avec les thèmes nazis ? Un indice le donne à penser : parmi les chroniques du numéro de 1947, par ailleurs partiellement consacré à un hommage à Fondane ("Fondane parmi nous"), on trouve un texte d'Aimé Blanc-Dufour, membre influent du conseil de rédaction après la guerre. Il analyse les rapports d'allégence de Heidegger avec le pouvoir nazi (adhésion et contribution) et il s'interroge sur les fondements philosophiques de cette soumission : "Comment l'attitude existentialiste permet-elle cette confluence avec un pouvoir dont la philosophique politique demeure pourtant bien éloignée des idées centrales de Kierkegaard, de Jaspers, de Husserl et même de Heidegger ? C'est au problème des rapports de l'homme avec la société que se heurte cette attitude, laquelle demeure étrangère aux grands courants historiques qui font et défont le monde. Il est à présumer que l'attitude du recteur de Fribourg aurait été de semblable soumission si au lieu du pouvoir national-socialiste, s'était instauré en Allemagne un pouvoir communiste. S'agit-il d'un plat opportunisme ? Pas le moins du monde, mais l'identification à l'existant descend fatalement des hauteurs métaphysiques aux nécessités du comportement banal. D'abord passivité, puis activisme ; ce deuxième stade étant l'essai plus ou moins ajusté de réduire la conscience malheureuse par le moyen d'une identification au présent. C'est par là que se trahit la faiblesse vertébrale de l'existentialisme."[8]

 

Il est clair que les Cahiers ont exclu de son vivant le Fondane poète ; c'est dire qu'ils ont ignoré le lien profond existant chez lui entre poésie et philosophie. Cette indifférence était d'autant plus blessante que la revue accordait une importance majeure à la poésie, ouvrait ses pages à de multiples poètes dont plusieurs ont fait souche, mais dont bien d'autres sont aujourd'hui tombés dans l'oubli. Les explications fournies à ce refus n'étaient guère développées. Bien que les Cahiers n'aient jamais cédé à la tentation de faire de la poésie un instrument au service du délassement et de l'évasion, étaient-ils aptes à entendre l'expérience du gouffre, à substituer à l'Ulysse de Gabriel Audisio - héros triomphant de l'intelligence - celui de Fondane ? Une lettre de Ballard en 1934 explicite une réaction qui n'a sans doute pas évolué ensuite : il reproche aux poèmes de Fondane leur sècheresse, leur cruauté trop rèche, sans le moindre sourire : "il leur manque un certain chant" conclut-il.[9]

   Doit-on pour autant donner de Ballard l'image d'un homme essentiellement prudent, tacticien, capable de sacrifier l'amitié à la survie de sa revue ? La richesse des contributions de Fondane aux Cahiers du Sud (il faudrait leur consacrer une édition complète) montre que l'équipe de la revue avait bien compris son importance essentielle. Il faut souligner notamment la place de sa contribution au texte collectif publié en mai 1939 à partir de la réflexion catholique et conservatrice d'un admirateur de Bernanos, Jacques Bénet. Evoquant le déclin moral de l'Occident, et ses risques d'anéantissement, Bénet lui oppose de façon nostalgique le modèle perdu du catholicisme médiéval. L'article de Fondane (qui sert de conclusion) constitue une sorte d'annonce prophétique de sa propre mort à Auschwitz. Il propose d'écouter, non pas la parole de celui qui offre réformes et solutions, mais celle du romancier et du poète, de Shakespeare, Dostoïevsky, Faulkner, les seuls à pouvoir faire exprimer par leurs personnages cette pensée inacceptable : "Il n'y a nulle trace de raison dans l'histoire", le plus grand héroïsme consistant, non à se sacrifier à une idée, mais à reconnaître qu'on n'a aucun pouvoir. Cette pensée de l'échec n'est pas pour autant un désespoir résigné. Fondane écrit : "L'atroce clameur du monde et ma propre angoisse exigent non seulement un avenir meilleur mais aussi un passé réparé, non seulement des souffrances justifiées, mais encore essuyées, effacées - et non pas seulement guéries mais comme n'ayant pas été. (...) Celui qui a besoin de réponses et coûte que coûte (ne s'inclinant pas devant l'inévitable) continuera à les exiger et dût-on les lui donner sous des espèces auxquelles sa raison d'homme répugne ; mais quand il a échoué partout, ce n'est plus à l'homme de poser ses conditions."[10]

    Une hypothèse pour finir. A la question de savoir pourquoi Benjamin Fondane est tombé dans l'oubli après la guerre, je répondrai en m'interrogeant sur la capacité des rédacteurs des Cahiers du Sud et des hommes de ce temps de penser Auschwitz ; Fondane a-t-il été « oublié »,comme le fut longtemps Walter Benjamin ? Pierre Missac, autre rédacteur des Cahiers du Sud  qui a consacré son oeuvre à Benjamin, a tenté avec la plus grande énergie  de faire aboutir un projet de fronton qui lui aurait été consacré ( le numéro aurait compris des textes de Scholem et d'Adorno). Les réticences du comité de lecture ont là encore prévalu.[11]                                                                    


[1] Voir  « Repères chronologiques », en fin de volume.

[2] J.Ballard à Boris de Schloezer,12 février 1947.

[3] Joë Bousquet,in Correspondance,Cahiers du Sud, no246 (mai 1942),p.400.

[4] S.Lupasco,  « Le philosophe et l` ami »,Cahiers du Sud no 282 (1947), p.183.

[5] Lettre de W. Benjamin à J. Ballard, 23 novembre 1934 (San Remo) publiée dans Zones d’ombres   (1933-1944), Alinéa , 1990.

[6] B. Fondane à J. Ballard, janvier 1944 in Europe, op.cit.p.170

[7] Ibid., p.172

[8] Aimé Blanc-Dufour,  « Memento des Revues », Cahiers du Sud no282 (1947), p.336.

[9] J.Ballard à B. Fondane, 9 février 1934.

[10] B. Fondane, « L` homme devant l`Histoire ou "Le Bruit et la Fureur" », Cahiers du Sud, no216,mai 1939, p.454

[11] Eclairante à cet égard est la correspondance échangée entre B. Fondane et J. Ballard, publiée en 1998 par M. Jutrin et I. Pop aux éditions de la Fondation culturelle roumaine (Diffusion :Paris-Méditerranée)