SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Fondane cinéaste N° 3

Menno Ter Braak : lecteur hollandais de Benjamin Fondane

Eugène Van Itterbeek

D’abord les faits. Dans un article du journal libéral Het Vaderland (La Patrie), édité à Haye, daté du 8 novembre 1937, et consacré à un livre de J.H. Huizinga, Wetenschap der geschiedenis (La Science de l’histoire), l’essayiste hollandais Menno ter Braak (1902-1940), cofondateur avec E. du Perron de l’importante revue littéraire hollandaise Forum (1931-1935), mentionne pour la première fois le nom de Benjamin Fondane. Il y démolit le livre de Huizinga, reprenant ses objections formulées déjà à propos des Cultuurhistorische Verkenningen (Reconaissances d’histoire culturelle, 1929) du même auteur. Il l’accuse «d’abandonner la sécurité de l’histoire», tout en essayant, par la suite «de la récupérer, par tous les moyens possibles, afin de chasser le fantôme menaçant du scepticisme historique (autrement dit, la Tragédie de la science historique)». Ce serait exactement, d’après Menno ter Braak, citant une phrase de la Conscience malheureuse, ce que Fondane reprochait à Martin Heidegger, parlant de la manière dont le philosophe allemand a essayé d’échapper à «l’abîme» de Kierkegaard: «Il n’a voulu nous montrer ces animaux si féroces que pour mieux nous faire voir leur docilité à sa cravache». Dans le même article Ter Braak nomme Benjamin Fondane «un disciple de Chestov». De la Conscience malheureuse il dit que c’est «un livre fort important», dont il regrette qu’il soit resté «totalement inconnu aux Pays-Bas».[1]

            Une année plus tard, le nom de Fondane apparaît dans la correspondance de Menno ter Braak avec E. du Perron, à la fin de la lettre, expédiée de La Haye, du 4 janvier 1939. Cette fois il s’agit du Faux Traité d’Esthétique, «récemment paru», écrit-il, chez Denoël, qu’il a lu avec «très grand intérêt». Tout en spécifiant qu’il est «tout autre», il le met en rapport avec son propre livre de 1932, Démasqué der Schoonheid (La Beauté Démasquée), qu’on peut considérer comme le principal traité d’esthétique de Ter Braak, qu’il a publié, sous forme de manifeste littéraire, dans Forum (nos de 1 à 5), repris en 1932 en volume. Le Faux Traité d’Esthétique fera l’objet d’une critique littéraire, sous le titre «Het slechte geweten van de dichter» (La mauvaise conscience du poète), qui est une espèce de croisement entre l’expression «la conscience honteuse du poète» et le titre du livre de Fondane, La Conscience Malheureuse.[2]

Dans la lettre à Du Perron du 4 janvier 39, ter Braak fait également part de ses lectures de 2000 pages du poète hollandais Albert Verwey (1865-1937), qu’il appelle, avec un léger ton d’ironie «un homme honnête et même sympathique». Or, dans un essai consacré aux deux volumes des Œuvres complètes de Verwey, Ter Braak fait de nouveau mention du Faux Traité d’Esthétique, appliquant au poète hollandais, par une assez large citation, l’idée de la «conscience honteuse du poète».[3]Cette citation est à mettre en rapport avec celle de la réflexion sur Huizinga concernant la fuite devant le fantôme du scepticisme historique.

            Ce qui nous intrigue, c’est la manière dont Ter Braak a lu le Faux Traité d’Esthétique. Il nous en a donné lui-même la raison, dans le passage de la lettre à E. du Perron, où il écrit que le livre est à comparer avec son Démasqué mais que d’autre part il est très différent. Une deuxième réflexion nous amène précisément à approfondir cette question: plus de huit années séparent la rédaction du Démasqué de la lecture du Traité. Or, dans la critique hollandaise, on se demande si les positions littéraires, assez tranchantes, prises par Ter Braak dans les années de Forum, sont encore valables dans les années 39-40, où Ter Braak semble abandonner le subjectivisme d’antan au profit d’une critique plus objective, tenant compte des valeurs purement esthétiques de l’œuvre. [4] Est-ce que la lecture du Faux Traité apporte des arguments dans le sens d’une éventuelle modification «radicale» (J.J. Oversteegen) du crédo esthétique de Ter Braak ou faut-il y lire plutôt une confirmation des idées du Démasqué? Où se situent donc les éventuelles différences entre les deux livres?

 

Ter Braak: lecteur du Faux Traité

 

            Dans le Faux Traité d’Esthétique Ter Braak voit une espèce d’argumentation philosophique à rebours, voire même un renforcement de ses idées, formulées en 1931. Tout au début de son article, il concède que depuis l’époque de Forum les antagonismes en matière littéraire se sont fort estompés. Cela semble annoncer un revirement dans les idées esthétiques de Ter Braak. Toutefois, dans la suite l’auteur réaffirme ses principes: il continue à stigmatiser l’«épigonisme», dû au fait que les poètes précédents ont formulé de belles théories, dont se sont inspiré les épigones, créant ainsi autour de la poésie un climat de faux mystère et d’idolâtrie. Il réagit contre une tendance, vivante dans la poésie hollandaise de son temps, d’accorder une valeur absolue à la Poésie, écrite avec majuscule, au détriment de la vraie expérience poétique, dépourvue de tout besoin d’artifice ou de «conventions techniques et esthétiques», qui sont à considérer, d’après l’expression de Fondane, comme la manifestation de la «conscience honteuse du poète». C’est tout ce climat d’adoration et de fausses «sonorités», étrangères à la poésie, qui d’après Ter Braak, a empêché d’importants poètes de son temps de produire une pensée poétique, pareille à celle du Faux Traité de Fondane. Nullement, confesse Ter Braak, citant Huxley, il n’a voulu mener un combat contre la poésie. Il s’est pris aux pitoyables «idoles», créées par des «sentiments d’infériorité poétique», qui ont donné lieu à l’emphase dans le parler poétique. De là la préférence de Ter Braak pour une théorie littéraire où le critère de la personnalité, du tempérament poétique de l’écrivain est prioritaire par rapport à celui de la forme.

            En Fondane, Ter Braak trouve un partenaire de son combat littéraire, le penseur tant attendu, qui a réfuté la conception platonicienne de la création poétique et ses conséquences désastreuses menant à marginaliser le poète qui vit l’aventure poétique comme un défi à l’existence, allant même jusqu’au bout de ce risque, jusqu’à l’épuisement de toute possibilité créatrice. Dans ce sens Ter Braak reprend à Fondane l’idée que «la naissance du concept de l’art fut un événement historique malheureux (...) » (également en caractères italiques chez Fondane), idée incarnée par Rimbaud.[5] Le modèle rimbaldien de l’expérience poétique reviendra avec force dans la poésie hollandaise des années 1945-1950, sous l’influence du critique et poète Paul Rodenko, auteur d’une anthologie consacrée aux poètes maudits, où Rimbaud et Baudelaire figurent au premier plan. Les idées de Fondane et de Ter Braak en cette matière ne sont pas étrangères à ce culte de la «poésie maudite» dans l’immédiat après-guerre aux Pays-Bas.[6]

            Ter Braak retient également l’idée que le concept de poésie pure, formé dans un monde rationalisé, ne met nullement fin à l’ambiguïté fondamentale de toute création poétique, qui puise son «essence», (dans le sens d’Edgar Poe et Baudelaire) dans l’irrationnel, prouvant ainsi qu’effectivement «l’arbre de science n’est pas l’arbre de vie».[7] Ter Braak souscrit à l’idée du péril de la poésie, si dangereusement vécu par Rimbaud. Ter Braak affirme que l’art et la poésie, vécus à ce point d’intensité, aboutissent même au néant nietzschéen, transgressant de la sorte les frontières des concepts poétiques et artistiques, tracées par les soi-disant esthètes, qu’il a critiqués dès les premières années de Forum. C’est sur ce point précis, écrit Ter Braak, que Le Traité d’Esthétique, devenu un Faux Traité d’Esthétique, rejoint son propre traité visant à «démasquer la Beauté».[8]Dans ce contexte il est également intéressant de relever que, dans sa lecture du livre de Fondane, Ter Braak attache une plus grande attention aux pages consacrées à Platon et Lévy-Bruhl qu’à celles relatives à André Breton ou Jean Cassou. D’autre part il signale l’extrême intelligence avec laquelle Benjamin Fondane applique son idée de la «conscience honteuse» à la poésie de Valéry et des poètes surréalistes.

            A la fin de son article Ter Braak passe à un ton plus polémique, ironique même, affirmant que par son livre Fondane «a réglé ses comptes avec l’esthétique» et qu’il y affiche «le courage de la bêtise». Il souligne également que le Faux Traité procure peu de consolation par le fait que des «porteurs de maladies» ne trouveront pas de consolation dans la possibilité «que la poésie perde absolument conscience de ce qu’elle est».[9] En plus il est fort significatif que Ter Braak, en 1939, un an avant son suicide du 14 mai 1940, soit fort impressionné par l’aspect tragique du livre de Fondane. Il écrit littéralement: «Ce qui caractérise ce livre et également son niveau, c’est que la tragédie de l’homme en tant qu’individu, poétique en tant que tel et pas autrement, dans un monde rationalisé est accepté ici, tout comme l’art est accepté comme ‘le signe premier de la rupture fatale’».[10] Il finit par demander «à chaque lecteur particulier (pour autant qu’il veuille être quelqu’un de particulier)» d’en tirer ses conclusions et «de fixer par la suite sa tactique», «également sa tactique à l’égard de la Poésie, the last and silliest of the idols, l’idole d’une mauvaise conscience culturelle».[11]Faut-il interpréter ce commentaire comme une prémonition du suicide de Ter Braak, là où il constate que le dernier rempart, celui de l’art et de la poésie, vécus comme une expérience tragique, a dû céder devant la menace de l’invasion allemande?

            Que conclure de tout ceci? D’abord que, par la lecture du Faux Traité d’Esthétique, Ter Braak s’est trouvé renforcé dans ses opinions critiques des années 1931-1935, où il conduisait la revue Forum. Si l’on peut parler d’un changement, c’est dans un sens d’approfondissement existentiel et éthique. Le sentiment tragique que la lecture du livre de Fondane lui a laissé, l’a rendu peut-être un peu plus indulgent, humainement parlant, comme il en témoigne dans son article sur Albert Verwey. Sur le plan européen il est frappant, bouleversant que Fondane et Ter Braak se soient trouvés, dans leur être poétique et existentiel, unis devant un destin commun: celui de Ter Braak quelques jours après l’invasion de son pays par les troupes allemandes; celui de Fondane en 1944, peu avant la libération du pays devenu le sien, d’une manière si tragique dans les chambres à gaz de Birkenau.


[1] Menno ter Braak - E. du Perron, Briefwisseling (Correspondance), 1930-1940, t.IV, Amsterdam, G.A. van Oorschot, 1968, p. 513 (note établie par H. van Galen Last). Menno ter BRAAK étudia l’histoire et les lettres néerlandaises à l’université d’Amsterdam. Il termina ses études d’histoire par la présentation d’un mémoire, intitulé Kaiser Otto III. Ideal und Praxis im frühen Mittelalter (1929). Dans différents comités il s’engagea dans la lutte contre le «Nazionalsozialismus». Après la capitulation des Pays-Bas en mai 1940, il mit fin à ses jours. Eddy du PERRON (1899-1940) débuta en 1919 comme journaliste à Batavia (en Indonésie). En 1921 il partit pour l’Europe. Il vit en Belgique et en France où il fit la connaissance d’André Malraux qui lui dédia La Condition Humaine. En 1936 il rentra aux Indes. En 1939 il s’établit de nouveau aux Pays-Bas. Il est l’auteur de romans, de récits et de plusieurs volumes de poésies. Ses œuvres complètes comptent 7 volumes. Sa correspondance avec Menno ter Braak (1930-1940) en compte 4.

[2] Verspreide artikelen (Articles divers), dans Menno ter Braak, Verzameld Werk (Œuvres complètes), t. IV, Amsterdam, G.A. van Oorschot, 1951, pp. 436-442. Voir également Forum. Brieven, citaten dokumenten en knipsels verzameld door Willem Mooijman, ingeleid door L. Mosheuvel (Lettres, citations, documents et coupures rassemblés par...), ‘s Gravenhage, Nederlands Letterkundig Museum en Documentatiecentrum, 1969, p. 53. L’article sur le Faux Traité d’Esthétique porte une note dans laquelle Ter Braak observe que dans la Conscience malheureuse Fondane applique le «critère de la conscience honteuse» à la philosophie, notamment à Nietzsche, Gide, Bergson, Freud, Husserl, Heidegger, avec Kierkegaard et Chestov comme «témoins à charge». (voir p. 442, note 2).

[3] Voor het Verwey-monument(Pour le monument Verwey), dans Menno ter Braak, Verzameld Werk, op. cit., t. IV, pp. 141-146.

[4] Voir J.J. Oversteegen, Vorm of vent.Opvattingen over de aard van het literaire werk in de Nedrlandse kritiek tussen de twee wereeldoorlogen (Forme ou personnalité. Conceptions de la nature de l’œuvre littéraire dans la critique hollandaise entre les deux guerres mondiales), Amsterdam, Polak et Van Gennep, 1969, pp. 440-450.

[5] Ter Braak, Op. cit., p. 440. Voir également Benjamin Fondane, Faux Traité d’Esthétique. Essai sur la crise de réalité. Présenté par Ann Van Sevenant, Paris, Méditerranée, 1998, p. 95.

[6] Paul Rodenko, Gedoemde Dichters (Les poètes maudits), La Haye, Bert Bakker-Daamen, 1957. L’introduction à cette anthologie a été reprise, sous une forme légèrement modifiée, dans le recueil d’essais de Paul Rodenko, Op het twijgje der indigestie (Sur la petite branche de l’indigestion), Amsterdam, Meulenhoff, 1976.

[7] Op. cit., p. 441; Faux Traité, p. 137.

[8] Op. cit., p. 441.

[9] Op. cit., p. 442.

[10] Op. cit., p. 442.

[11] Op. cit., p. 442. La citation en langue anglaise est de Huxley.