SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Benjamin Fondane et le théâtre - Relecture d'Ulysse N° 11

Marseille-Buenos Aires. Reportage d'Ernest Claes

Evelyne Namenwirth

 

 

MARSEILLE-BUENOS AIRES 1936

UNE TRAVERSÉE À BORD DU FLORIDA REPORTAGE D’ERNEST CLAES [1] [2]

 

 

Benjamin Fondane fit quatre fois la traversée de l’Atlantique : l’aller à bord du Mendoza en juillet 1929[3] et à bord du Florida en avril 1936[4] ; le retour en octobre 1929 et fin octobre/début novembre 1936, à bord du Florida également.[5]

      Mais comment se passait la vie à bord d’un paquebot reliant Marseille à l’Amérique du Sud, comment les passagers percevaient-ils la confrontation avec les éléments, les paysages changeants qui s’offrent aux yeux, le microcosme enfermé dans les flancs du bateau, le monde extérieur, la politique dont les échos leur parvenaient grâce à la TSF. Empathie, répulsion, petitesses diverses, grandeur, poésie. Il se fait qu’un auteur flamand, Ernest Claes, nous a laissé un témoignage détaillé (en néerlandais) d’une traversée en 1936 dans son livre Reisverhalen (« Récits de voyage »).[6] Il dépeint des personnages, dont certains rencontrés par Fondane en octobre 1936 (Ungaretti, Maritain), relate les conversations et les propos (dont certains franchement racistes et antisémites). Ernest Claes n’est ni historien ni sociologue. Il brosse des petits tableaux souvent empreints d’ironie, mais aussi de tristesse, de nostalgie. C’est ce qui rend certains passages si précieux, si vrais. Bref, nous tenons ici le récit éminemment subjectif d’une traversée transatlantique. Ernest Claes partit, cette année-là, en Amérique du Sud pour y assister au congrès du Pen Club, en compagnie d’August Vermeylen[7]. Octroyons-nous le droit, quelque soixante et onze ans plus tard, de confronter deux textes aussi dissemblables que l’Ulysse et Reisverhalen, un peu « à la manière » qu’affectionnait Fondane lui-même, en parsemant la lecture du texte (de Claes cette fois) de citations, d’« évocation allusive d’un autre texte »[8], celui de Fondane. Au préalable, il faut remarquer que le « reporter » Claes et le poète Fondane ont chacun le goût du détail. Mais, dans le texte de Claes, non dépourvu de belles évocations poétiques d’ailleurs, la terre, c’est la terre, la mer, c’est la mer, le roulis, le roulis, le pont, le pont et Dakar, Dakar. Pour Fondane, la terre, c’est la terre, la mer, la mer – certes – mais c’est aussi la traversée de la vie, c’est Fondane lui-même. La rencontre est quasi fusionnelle entre Fondane, l’eau et la terre: «(…) je cherche en un moi qui coule ».[9] Plus le moi se liquéfie plus l’eau et la terre prennent des allures humaines. « Océan, si je pouvais je t’aimerais comme une soeur/ je t’aiderais à traverser les zones inhumaines – la main dans la main »[10], « (…) Je te serre sur ma poitrine », « souffres-tu comme les hommes ? »[11] «(…) une eau (…)/est-ce moi qui monte en moi-même (…) »[12]ou encore « (…) j’ai couvert de mon corps le tremblement de terre/je lui ai dit : pourquoi trembler ».[13] On peut également opposer l’entrain, le tempérament allègre de Claes pendant la traversée à l’attitude de Fondane pour le moins ambivalente, frisant l’indifférence. Dès 1929, « faire un voyage long ; avec un vrai bateau (…) combien amer et décevant »[14], pour Fondane. Et que lui importe le nom du bateau, tout compte fait : « Pendant que l’on danse/sur le pont des premières de ce bateau déjà vieux, /Florida ? Mendoza ? ».[15] Dans une dédicace, il écrit : « en souvenir d’un autre navire – mais ne portent-ils pas tous le même nom » ?[16] Ou encore «Mais qu’importe les quais où l’on charge/le mole où l’on s’embarque »[17]. Ce sont d’autres métaphoriques traversées, passées ou futures, qui emprunteront l’habit de celles de 1929 et de 1936.

Je suivrai donc Claes dans les différentes étapes de son voyage : la traversée proprement dite, la vie à bord, les émigrants, le malaise des passagers face aux événements dramatiques de l’année 1936. Eparses dans le récit, j’ai regroupé les informations par thèmes.

      Le voyage de Claes et de Vermeylen est organisé par l’agence Exprinter, (26 avenue de l’Opéra à Paris). De Paris à Marseille, ils voyagent en première classe – tout comme le fait Fondane[18] – à bord du PML (Paris-Lyon-Méditerranée). Par un beau jour de juin 1936, après ce voyage en train aux multiples péripéties, Ernest Claes et August Vermeylen arrivent à Marseille. Leurs bagages sont convoyés vers le Florida par un porteur. Fondane semble se charger lui-même de ses bagages lors de l’embarquement.[19] Claes note la présence massive de policiers et de camions militaires dans la ville. Anticipant les heurts entre un meeting fasciste et un meeting du Front populaire dans l’après-midi, un petit cireur s’écrie : « on va se casser la gueule Monsieur, on va bien rigoler ».[20] Les deux voyageurs embarquent donc sur le s.s. Florida.[21] Fondane aura devancé Claes de quelques traversées sur ce même Florida à l’aller et le suivra de quelques traversées au retour et n’est donc pas du voyage décrit par Claes. Les deux hommes se sont-ils croisés quand même ? Il y a bien peu de chance puisque Fondane ne participa pas au Congrès du Pen Club de 1936. Il s’affairait à la réalisation de son Tararira. Départ officiel du bateau remis à bien plus tard que les 14 heures annoncées. Rencontre avec une petite fille aux yeux noirs, coupe de cheveux à la Jeanne d’Arc, Anne-Marie Supervieille (sic), 9 ans, que Claes évoquera fréquemment. Anne-Marie présente ce dernier à son père, « un homme long, timide, grande tête, bras ballants ».[22]

      Départ : séparations temporaires ou définitives ?

« Nous sommes des gens de la terre, nous ne pouvons penser et vivre que la terre ferme sous les pieds, sur le bateau toutes nos forces sont tronquées.[23]» Pour Fondane, la terre peut, au contraire, ressembler à un boa dont «l’amitié est incertaine et fourbe ».[24]

 

 

 

Description du bateau

Premier volet : la pleine lumière[25]

 

Le Florida est un bateau de la Société Générale de Transport Maritime à Vapeur. Au bar, lieu de rencontre, on échange des informations, les rumeurs et les cancans circulent par l’entremise de François le barman marseillais, au physique de danseur de charme. François concocte des cocktails, aux noms évocateurs et servis dans des gobelets en argent : le Manhattan, le Coup de roulis et « mon Tonnerre-de-Dieu, Monsieur Cla-èse, mon Tonnerre-de-Dieu, c’est ma spécialité tout-tout–tout à fait spéciale. Un rêve, monsieur, un velours... Vous saisissez ? ... On boit ça avec une majuscule, monsieur (…)»[26] Après un deuxième Coup de roulis, Claes croit apercevoir Ungaretti et son double.[27] Il est d’autres breuvages qui mènent de l’angoisse à la lucide ivresse : « Garçon ! un peu plus d’atlantique ! »[28]

      Mais revenons à la description des lieux : en haut, le pont promenade avec, au-dessus, la salle de jeux des enfants, le salon de ping-pong et la salle de gymnastique, la cabine TSF, les canots de sauvetage. A l’avant du bateau les matelots, « tous communistes », s’affairent. A l’extrémité arrière, « la mer s’avance sur le balcon »[29], petit promontoire en fer. Un hamac se balance au-dessus d’un banc. A la même hauteur que le pont promenade se situent les grandes cabines des premières classes avec leurs hublots. Elles sont richement aménagées avec fauteuils, table et chaises, « le tout se déplaçant de gauche à droite ou d’Egypte en Flandres », par gros temps.[30]. Les quatre mètres qui séparent le lit de la paroi permettent de se réveiller à dix centimètres de celle-ci.[31] « Mes chères petites », écrit Fondane. « J’espérais pouvoir travailler beaucoup, mais le tangage et le roulis (…) le contact avec l’air, le soleil, tout cela a diminué mes moyens.[32] »

      Quand retentit le gong, il reste un quart d’heure pour se préparer à passer à table. Les repas des premières se prennent, à la carte, dans de luxueuses salles baignées de lumière où officie Léon, le maître d’hôtel, assisté de garçons en livrée.[33] Claes est assis à la même table que Vermeylen, Crémieux et Perret, lequel confie : « Vous savez, je suis né en Belgique, à Koekelberg ».[34] Les haut-parleurs diffusent de la musique préenregistrée : l’Ave Maria de Gounod, « J’aime tes grands yeux, Poète et Paysan, Aïe, aïe, aïe »[35] et « quelques disques dont on mâchera la rengaine sous les paupières du tropique», précise Fondane.[36] Après le repas, on s’assoit sur la terrasse devant le bar. On sert café, infusions, cigares, cigarettes et cognac. Poursuivant sa tournée d’inspection, Claes observe que le bateau est un monde en soi, reproduction fidèle des classes sociales de la terre ferme. Les membres du Pen Club ainsi que Fondane – invité par Victoria Ocampo – voyagent en première. Du bar, le regard plonge vers le deuxième pont. Les deuxièmes classes vivent un peu plus à l’étroit, remarque Claes. Elles sont appelées à passer à table, pour le menu du jour, par une sonnerie une demi-heure avant les premières classes. Les premières regardent les deuxièmes avec condescendance, les deuxièmes leur envoient un regard de déférence. Envers les troisièmes, il y a le mépris, au mieux l’indifférence. Pour Ernest Claes, il y a deux sortes de passagers de première classe : les intellectuels appartenant à la « Compagnie internationale de génies reconnus »[37] et les hommes d’affaires accompagné chacun de son épouse.[38] Parmi les intellectuels, on compte surtout des écrivains de toutes les nationalités. La plupart se rendent au congrès du Pen Club. Aucun n’aurait pu se payer la traversée.[39] Mais, dixit Claes, « l’intellect se venge de la richesse. »[40] car les hommes d’affaires nous admirent.

 

 

Du pain et des jeux… et de la culture

 

Les croisières d’aujourd’hui, les traversées d’antan ont sans doute bien des points communs. Ainsi Claes nous raconte qu’il faut amuser les passagers « blasés ». Fêtes, soirées dansantes, musique. « Pendant que l’on danse/ sur ce bateau sur le pont des premières (…) je pense, accoudé sur le pont, / à la vie, à la mort.[41] » Claes gratifie le lecteur de descriptions détaillées d’amourettes et d’intrigues orchestrées par le barman François. On joue au bridge. « Mes partenaires, écrit Claes, sont de véritables Parisiens. Ils s’appellent Kaufmann, Zimmermann et Recht. » Poésie ? Eh oui, le soir, sur le pont promenade, on peut entendre et voir Michaux et Supervielle lisant leurs poèmes. En première classe, il y a également un salon de musique et un piano pas accordé. Claes fait mention de la projection d’un film muet[42], Le Capitaine Fracasse.[43]

 

 

Deuxième volet : vers l’obscurité

Les émigrants

 

Les poèmes de Fondane prennent un relief particulier à la lecture du reportage de Claes et du regard singulier qu’il porte sur le sort des émigrants. Claes témoigne : plus on descend, moins il y a de lumière, plus il fait chaud. L’enfer, c’est tout en bas où sont rassemblés hommes, femmes et enfants de tous les pays européens. Ils ont l’air de pauvres hères. « Un terrible spectacle ». « Ces émigrants sont italiens, juifs ou communistes et semblent avoir envers nous tellement de respect qu’ils n’osent même pas nous regarder ».[44] On le voit, le sort des émigrants, « rebut de la société », n’a pas laissé Claes indifférent. Jamais cependant, il ne s’identifie à eux. Quelle expérience personnelle l’y pousserait d’ailleurs ? Régionaliste, activiste flamand, il revendique une langue (le néerlandais) pour son propre peuple, bien enraciné dans son terroir. Quel contraste avec Fondane, si fraternellement soucieux « (…) Où allez-vous mes frères »[45], « chacun sur son ballot assis, colis perdu. »[46] Fondane le retardataire d’un destin partagé «… Emigrant, émigrant où vas-tu ?/ Attends, mais attends-moi je viens, »[47]. Comme l’écrit Monique Jutrin, « la solidarité du poète avec les émigrants (…) jusqu’à l’identification totale »[48] «… des femmes enceintes, des vieillards assis sur nos bagages, lourds. Nous-mêmes des bagages»[49], un tas de choses quasi inertes. Pourtant «(…) dans le tas, sur le pont sale/quelqu’un remue, si pareil à moi (…). »[50]

      Claes, lui, est frappé par la propreté des lieux. La discipline règne. Une femme coud, un homme fume. Des enfants jouent dans la terrible chaleur accentuée par la cuisson du pain. Un garçonnet pleure (« Pitié pour eux !/ Ô plainte de marmailles ! [51] ») la perte de son petit cheval à trois pattes, seul trésor emmené de sa Pologne natale. Pendant toute la traversée, il sera reconnaissant envers Claes de s’être intéressé à ses pleurs, au poids « d’une larme dont s’accroît la masse d’eau de l’atlantique »[52]. Une petite vieille édentée de quatre-vingt-cinq ans sourit tout en ne comprenant rien de ce qu’on lui dit ou de ce qu’on lui demande. La vue « des émigrants réels »[53] sur ces bateaux a sans doute percolé la poésie de Fondane, fait surgir des complaintes anciennes : « C’est la mer qui bouge, /dors, dors, mon petit,/A l’aube la rouge/Tout s’évanouit »[54] ; est-ce là, sur ces bateaux qu’il se souvint soudain du « jeune garçon (…) si gentil en marin »[55] ? Les réminiscences d’Ernest Claes sont loin d’atteindre l’empathie identificatrice de Fondane. Cependant, la détresse étalée sous ses yeux le renvoie, lui aussi, à d’autres images. « C’est un mot bien triste ‘émigrants’. On en a vu des milliers à Anvers venant de l’Est, on ne sait d’où, traînant leurs lourds paquets dans les rues de la ville vers le port, vers de grands bateaux dans lesquels ils disparaissaient, quittant à tout jamais le sol de l’Europe vers un destin incertain, laissant tout derrière eux. Du quai, on les voyait accoudés au bastingage inférieur, l’oeil rivé sur le quai où des gens inconnus agitaient des mouchoirs en faisant des signes à d’autres qu’ils connaissaient. »[56] Suivent des considérations de Claes sur l’évolution des conditions d’émigration. Sur les transatlantiques, la situation des émigrants s’est sensiblement améliorée après 1918, surtout pour l’hygiène et les soins de santé. Si le nombre d’émigrants de même nationalité s’élève à cent, un commissaire et un médecin de leur pays d’origine les accompagnent. Ils sont pour eux le signe que la patrie (pour autant qu’ils en aient une) veille sur eux. On peut penser que, entre 1929 et 1936, les conditions des émigrants se sont encore améliorées. Elles restent cependant très dures bien qu’il y ait des lits-cages et qu’on ne dorme plus à même le pont. La confrontation avec le récit de Claes devient en quelque sorte une autre manière de distinguer les différentes strates du remaniement d’Ulysse. «(…) je pense à ce voyage parmi les hommes, à cette terre sans fin, et à Dieu, / à tous ces émigrants qui couchent sur le pont des troisièmes (…) ».[57]

 

 

Portrait d’Ungaretti

 

« Le plus grand poète de l’Italie fasciste » assistera au Congrès du Pen Club, mais il est également en tournée de propagande, accompagné de son ami le romancier Mario Puccini. » L’Ungaretti brossé par Ernest Claes est un fasciste taillé d’une pièce jusqu’au dernier cheveu de sa tête,[58] un mussolinien enthousiaste. Il peste contre la France « vassale » de la Russie et s’étrangle de colère quand on suggère que l’Italie aide Franco. A Rio, il menacera, furieux, un hôtelier qui ne lui accorde pas la chambre réservée.[59] «Le toscan Ungaretti est poussé par les forces primitives qui sont en lui, tempérament, colère rentrée (…). »[60] Bizarrement, personne ne semble en vouloir à Ungaretti, « vrai poète et bon coeur ». Il raconte des secrets, mais, si fort, que peu après tout le monde est au courant. Son rire ressemble à l’explosion d’une machine à vapeur tant et si bien que les passagers de 2e classe lèvent la tête pour voir ce qui se passe là-haut. A propos d’Anvers qu’il prétend bien connaître, Ungaretti prédit qu’elle sera, sous peu, une ville de Juifs (au rang desquels Ungaretti compte le bourgmestre Camille Huysmans et August Vermeylen, « à en juger par leur nez »[61] ) et qu’il est grand temps de prendre des mesures. Pour Claes, Ungaretti serait un patriote, voire un patriotard, plutôt qu’un fasciste, détestant d’un même élan les communistes, les Français et les Anglais. «… te souviens-tu Ungaretti/de notre nuit sous le Tropique à Bahia-de-tous-les-Saints ? »[62]

On ne saura jamais ce qui se passa cette nuit-là à Bahia. Compte tenu du portrait d’Ungaretti esquissé par Claes, on peut se demander ce qui fit se croiser le regard bleu d’azur d’Ungaretti[63] et le regard vert d’eau de Fondane? Ungaretti était si rempli de fièvre prosélyte qu’il est difficile d’imaginer que Fondane n’ait pas entendu ses propos fascistes, alors qu’ils voyageaient sur le même bateau en octobre 1936. Serait-ce l’attirance pour «cet accent passionné, humain jusqu’à l’amertume, qui tour à tour nous emporte ou nous laisse transis », sa « voix fiévreuse, haletante et sourde (…) savoureusement sonore et tragique »[64] ou encore « sa connaissance approfondie de Dante » ?[65] Ont-ils discuté de la mission du poète « crier (…) jusqu’à la fin du monde »[66] ou « souffrir et crier pour tous »?[67] Serait-ce tout simplement le souvenir d’une virée entre hommes ? « … te souviens-tu de la petite peau rouge qu’on avait lancée/comme une truite dans un bouge/ seize ans, mais si bien balancée/que l’eau nous venait à la bouche ? »[68]

 

 

Le périple de 1936 à bord du transatlantique : sentiment de malaise sourd et oppressant

 

En cet été de 1936, toutes les escales espagnoles de 1929, mentionnées dans Ulysse, sont supprimées. Ni Barcelone, ni Almeria, ni Cadix. Beauté de la côte espagnole, au loin, avec ses escarpements, les cimes qui se découpent au loin, les villes blanches, et à l’arrière la tuerie qu’on imagine. Les passagers regardent silencieux. Chaque jour sur le pont, le marconiste affiche les nouvelles des combats entre nationalistes et troupes gouvernementales. Les passagers viennent lire un à un, certains très tôt en pijama, puis s’en vont sans souffler mot. Personne ne veut de dispute à propos de l’Espagne. Dans la nuit, les projecteurs d’un bateau balaient le Florida. Un sous-marin, torpillé le lendemain par les fascistes, navigue le long des côtes et un lourd avion survole le bateau. A Gibraltar, rien ne bouge sauf un drapeau anglais. Ungaretti ne manque pas l’occasion de prédire que cette forteresse ne servira à rien. La bataille se jouera dans les airs. Quelqu’un crie « un zeppelin »[69]!

 A côté de la grande croix gammée, on lit «HINDENBURG».[70]

      La traversée continue selon le programme : Tanger la blanche. Première rencontre avec l’Afrique et entrée dans l’océan Atlantique. Requins et poissons volants. On passe le tropique du cancer. Le soleil a l’air de tomber dans la mer, précédé d’un rayon vert.[71] « Comme tu fonds dans mon gosier sanglot du tropique ! »[72] « Demain c’est Dakar et le huitième jour de mon voyage ».[73] «Je ne continue pas la lettre car il fait une de ces chaleurs. »[74] Regard de Claes: sur les quais de cette ville européenne, capitale de la Sénégambie, les « Sénégalais au nez plat »[75], gracieux dans leurs longs manteaux font pleuvoir des coups de matraque sur d’autres « nègres » qui essaient de monter sur le bateau, d’agripper des passagers pour leur vendre objets et services.[76] « Je me suis arrêté dans les ports où les marchands ambulants sollicitaient l’esprit d’avoir soif de CHOSES/ils remaillaient de la trame chantante de leur tapis/la lumière tendue de l’Afrique. »[77] On passe l’équateur. La chaleur monte, les mouvements de la danseuse espagnole deviennent irritants.[78] Ceux pour qui c’est la première fois ont droit à une cérémonie de baptême. Neptune et son trident en tête, la procession s’ébranle. TOUS les passagers, prétend Claes, sont de la partie. On entonne un « Chant aux dieux ». Au son d’un allègre « Allons les gars de la marine », les « bleus » sont jetés, quasi nus, dans un bassin ; le tout est suivi de libations, d’agapes, de danses. Merveille de la nuit étoilée, si différente dans l’hémisphère sud.[79] Claes, ému, adresse une prière à celui qui créa les océans.[80] Les émigrants « pleurent sans honte devant la Croix du Sud » qui «(…) se lève, / nous sommes de l’autre côté de la terre. » « Qu’il ferait bon de pouvoir danser avec les autres/ au lieu d’être tout seul dans cette orgie d’étoiles.[81] » Quelques jours plus tard, le Florida accostera à Rio pour caboter ensuite de port en port.

      A la lecture de Claes et de l’Ulysse de Fondane, on se dit que les passagers du Florida sont pris au piège. Le bateau lui-même est un piège, «une caisse » flottant vers les désastres. La guerre civile espagnole est présente aussi chez Fondane, sous les traits de cette émigrante qui – du tropique à l’équateur – danse son pays où « l’on ne peut accoster ». Les sous-marins, les gros avions militaires, le zeppelin et la croix gammée, le microcosme politique du Florida, le gentil Ungaretti sous les traits d’un fasciste convaincu, les non-dits, la co-incidence de gentillesse, de violence et de haine que certains expriment. Il émane de la poésie de Fondane une exigence ineffable, renforcée encore par le témoignage de Claes. Déjà en cet été de 1936, sur ce bateau, le dimanche de l’Histoire est chargé de menaces. Terrible brouillard à l’entrée de l’estuaire du Rio de la Plata à quelques encablures de Buenos Aires. « Au-dessus de nous, relate Claes, de minute en minute, de longs ouh – ouh – ouh, le son sourd et profond de la sirène, qui résonne lugubrement sur la grande surface des eaux sans rencontrer d’obstacle. » Nous lisons dans Ulysse : « La sirène gémit, hurle (…) je suis là, je suis là ! » Claes poursuit : « Hors du bateau (…) épais brouillard noir, dont il ne nous semble apercevoir que les parois extérieures, mais qui doit s’étendre sur la mer. Ulysse : « On ne sait où le bateau commence/ où il finit. » Claes : « Un silence semblable à la mort éternelle. »[82] Fondane : « Je me penche sur mon passé rien ; sur mon avenir rien (…) Où sont les vivants ? Du brouillard. (…) Mais le bateau avance haletant, il a peur, / il a peur de la vie, il a peur de lui-même, /il ne sait d’où il vient, il ne sait où il va/c’est une voix qui crie …/L’entends-tu comme elle crie/ dans le désert. »[83]

 


[1] Mes plus vifs remerciements vont à mon collègue Rosario Gennaro, auteur de La Riposta inattesa, Ungaretti e il Belgio tra politica, arte e letteratura (2 vol.), Franco Cesati Editore-Leuven University Press, 2002 de m’avoir signalé le texte d’Ernest Claes. (Abrégé en RGen)

[2] Ernest Claes (1885-1968), auteur connu en Flandre. Activiste flamand, condamné pour collaboration puis réhabilité. De Witte (Le Blondinet) est son ouvrage le plus célèbre.

[3] La séquence V d’Ulysse porte la mention « à bord du Mendoza, le 30/VII/29 » in Le Mal des fantômes, Verdier, 2006, p. 28. (Abrégé en MF/Ul)

[4] Dans une lettre à Jean Ballard de fin avril 1936, Fondane écrit : « Car je pars, ce lundi, par le bateau Florida, de Marseille – pour Buenos Aires (…) » in Benjamin Fondane et les Cahiers du Sud, Correspondance, Edition établie et annotée par Monique Jutrin, Gheorghe Has et Ion Pop, Fondation culturelle roumaine, Bucarest, 1998, p.89. (Abrégé en CDSud)

[5] Dans une lettre à Jean Ballard envoyée de Dakar, « ce 31 (octobre 1936) », Fondane écrit : « je rentre samedi prochain – le 7 nov– je crois – avec le Florida. », ibid., p. 97.

[6] Reisverhalen met allerhande afwijkende bespiegelingen over menschen en dingen water en politiek aardrijkskunde en liefde beschreven en verteld door Ernest Claes (« Récits de voyage agrémentés de réflexions diverses sur des personnes et des choses, l’eau et la politique, la géographie et l’amour, décrits et racontés par Ernest Claes »), N.V. Sandaard – Boekhandel, Antwerpen, Brussel, Gent, Leuven, 1938, 217 pp. (Abrégé en EC)

[7] Sénateur socialiste et recteur de l’Université de Gand. Fondateur et président du Pen Club flamand.

[8] Monique Jutrin, Benjamin Fondane ou le Périple d’Ulysse, Nizet, 1989, p. 121.

[9] MF/ L’Exode, Beth, p. 154.

[10] MF/Ul III, p. 24.

[11] Ibid., p. 25.

[12] Ibid., XII, p. 40

[13] Ibid., Titanic, p.133.

[14] Cité par Monique Jutrin, « Du Mal d’Ulysse au Mal des Fantômes», dans ce Cahier. (En abrégé : MU/MF).

[15] Poème inédit publié dans ce Cahier : «Pendant que l’on danse» (Abrégé en P.I.).

[16] Il s’agit d’une dédicace d’un exemplaire de Titanic à Georgette Gaucher. Information transmise par Monique Jutrin.

[17] MF/Ul XVIII, p. 48.

[18] « Si par hasard, un de nos amis est libre et peut venir me chercher (…) - il peut essayer même de crier : Fondane, vers les premières classes. », CDSud, p. 89.

[19] « (…) une fois mes bagages portés à bord, je passerai au 10, Cours du Vieux-Port. », ibid, p. 89.  

[20] EC, p. 27.

[21] EC, p. 27.

[22] EC, p. 31.

[23] EC, p.33.

[24] MDF/Mal des Fantômes IX, p. 86.

[25] EC, pp. 35 - 38.

[26] En français dans le texte.

[27] EC, pp. 40 – 45.

[28] MF/Ul V, p. 27.

[29] Incipit de la séquence VII dans Ulysse I (1933).

[30] EC, pp. 68, 69.

[31] Ibid., p. 55.

[32] Lettre de Fondane, écrite à bord du Florida, à sa femme et à sa sœur, in Ecrits pour le cinéma, Textes réunis et présentés par Michel Carassou, Olivier Salazar - Ferrer et Ramona Fotiade, Verdier, 2007, p. 177.

[33] EC, pp. 50, 51.

[34] Ibid., p. 62 : à propos de Perret, voir note ci-dessous. 

[35] Ibid., p. 51.

[36] MF/Ul XVIII, p. 49.

[37] Voici la liste de passagers cités par Claes : Mohamed Awad, Egyptien avec lequel Claes partage une cabine/Carl August Bolander, Suédois, essayiste littéraire/Benjamin Cremieux, Français. Le Premier de classe. Collabore à la NRF. Résistant. Meurt à Buchenwald en 1944. Sollicité pour remplacer Ungaretti lors de conférences littéraires de 1926, en Belgique. /Paul Golia, Yougoslave/Majd Kadduri, Iraquien/André Lichtenberger, auteur du Petit Trott/Branimir Livadic, Yougoslave/Jacques Maritain, philosophe catholique. Rencontre avec Fondane au retour/Henri Michaux, le poète/Svetoslav Minkoff, Bulgare/Jan Palandowski, Polonais. Auteur de Dysk olympijski pour lequel il obtint une médaille de bronze aux épreuves de littérature (sic) des Jeux Olympiques de 1933/Auguste Perret, Français dont le père, communard, s’était réfugié en Belgique. Maître du béton armé : cathédrale d’Oran, centre-ville reconstruit du Havre/Louis Piérard, Belge. Journaliste, notamment au « Soir ». Collabore au Mercure de France. Militant socialiste. Empêche Ungaretti de faire une conférence en Belgique pour le Parti Ouvrier Belge (RGen)/ Mario Puccini, Italien. Romancier, essayiste, collaborateur de la Voce. Fasciste/Anton Rado, Hongrois. /Hans Ruin, Finlandais/ Emanuel Stickelberger, Suisse/Jules Supervielle, Franco-Uruguayen, poète. /Saül Tchernikhovski, représentant de la Palestine, écrivain. /Giuseppe Ungaretti, Italien, poète (voir ci-dessous)/ August Vermeylen, Belgique (voir note 7).

[38] EC, p. 32.

[39] Le voyage aller-retour de Fondane est offert par Victoria Ocampo.

[40] EC, p. 32.

[41] P.I.

[42] EC, p. 130.

[43] Il s’agit sans doute du film réalisé en 1929 par Alberto Cavalcanti avec, entre autres, Pierre Blanchar et Charles Boyer.

[44] EC p. 35.

[45] MF/Ul IX, p. 32.

[46] Ibid., MF, p. 89.

[47] Ibid., p. 35.

[48] MU/MF, dans ce Cahier.

[49] MF/MF, p. 85.

[50] Ibid., Ul XXVIII, p. 62.

[51] Ibid., p. 87.

[52] Ibid., p. 99.

[53] MF/Titanic XI, p. 124.

[54] MF/ «Berceuse de l’émigrant», p. 222.

[55] MF/Ul IX, p. 33.

[56] EC, pp. 153-155.

[57] P.I.

[58] EC, pp. 31, 32, 52, 73. (bien que les Pen Clubs italien, allemand et espagnol eussent été exclus successivement, entre 1933 à 1936, in : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pen_club )

[59] EC, p. 170.

[60] F. Hellens, Documents secrets, RGenII, p. 87, vol. 2. Dans les deux volumes, les dires de Claes sont maintes fois corroborés.

[61] EC, p. 74, 78.

[62] MF/Ul XXVII, p. 60.

[63] Frans Hellens, Le Journal des Poètes, 26 février 1933, RGenII, p. 90.

[64] RGenII., p. 88

[65] Ibid.,p. 89.

[66] MF/Ul XXXVII, p. 71.

[67] Article de Paul Werrie dans Le Vingtième Artistique et Littéraire du 19 février 1933, RGenII, p. 84.

[68] MF/Ul XXVII, p. 59.

[69] EC, pp. 71, 72, 81.

[70] A partir de 1933, les zeppelins affichent de manière très visible la swatiska nazie sur leurs ailerons, http://fr.wikipedia.org/wiki/Zeppelin

[71] EC, p.103.

[72] MF/Ul X, p. 36.

[73] Au retour, Fondane sera à Dakar le 1er novembre 1936. Ecrits pour le cinéma, op.cit., p. 177. 

[74] Lettre à Ballard, CDSud, p. 97.

[75] MF/Ul XVIII, p. 48.

[76] EC, p. 103 – 122.

[77] MF/Ul XI, p. 38.

[78] MF/Ul, p. 62.

[79] Pour comprendre l’émotion qui étreint, invite à voir ce ciel: http://fr.wikipedia.org/wiki/Croix_du_Sud.

[80] EC, p.148.

[81] P.I.

[82] EC, p.126.

[83] MF/Ul XXIX, p. 62.