SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Pourquoi l'art - Chimériques esthétiques N° 22

Devant l’Histoire

Evelyne Namenwirth

En exergue au volume qui vient de paraître aux éditions de l'éclat : Benjamin Fondane devant l'Histoire, Monique Jutrin cite un vers de Fondane  : Oui… mais nous, ça nous connaît l'Histoire !

Grâce à ce livre, il nous est donné de suivre pour la première fois l'itinéraire des réflexions de Fondane sur l'Histoire, sur la guerre, sur l'engagement, l'idéologie, de voir le déploiement de cette pensée singulière, depuis les écrits roumains jusqu'à ceux qui datent de la veille de la déportation à Auschwitz.  « Que faire ? », que faire face aux « événements », comment penser la guerre, la destinée humaine face à l'inexorabilité de l'Histoire ?

La première partie, intitulée Autour de la Grande Guerre, est consacrée aux articles en roumain et balaie une période qui s'étale de  1913 à 1922. Cette partie roumaine doit beaucoup au travail de Carmen Oszi. Une deuxième partie, intitulée L'entre-deux- guerres, ainsi qu'un dernier chapitre, Écrits posthumes, regroupent des textes de 1927 à l'Occupation.

On est étonné de voir que dès les premiers textes, Fondane comprend qu'il n'a pas à choisir entre noir ou blanc. Dans le contexte de la Grande Guerre, cela signifie ne prendre parti ni pour les pacifistes, ni pour les nationalistes. Il sait que  « l'essence de la guerre aura ses répercussions sur la nature humaine ». Il ne concède aucune soumission à l'idéologie. Dans l'après-guerre, même ligne de conduite : il ne choisira ni le nationalisme, ni l'internationalisme « irréfléchi ». Et de conclure qu'en fait, « ce n'est que dans les vitrines et sur les rayons que les livres s'étreignent sans distinction de patrie ni de sexe ». Une troisième voie? L'art serait la seule possibilité de sortir de l'impasse où se trouve le discours intellectuel d'après-guerre.[1]

Dans l'entre-deux-guerres, cette même position se précise. Un même questionnement sur « la situation de l'artiste pris lui aussi dans l'engrenage de l'Histoire ». L'artiste qui souvent aliène sa liberté à l'idéologie.[2] On admire une plume ferme, une pensée « incisive », une manière bien à lui de ne pas lâcher le morceau, d'aller jusqu'au bout d'une pensée complexe. N'être ni de gauche, ni de droite, refuser l'appartenance à un groupe, à une idéologie. Est-ce à dire que Fondane ne serait aucunement engagé ? Que le sort des défavorisés, des ouvriers ne le touche pas ? De nombreux articles parus dans nos Cahiers montrent qu'il n'en est rien. Même écho dans la poésie où les accents fraternels ne manquent pas. Mais, et je cite Fondane : « L'écrivain n'est pas un homme d'action, agissant directement sur le social ».

Que peut signifier l'engagement pour Fondane ? S'il n'est ni politique, ni idéologique, si dans le domaine de la littérature, il ne correpond à aucune adhésion ? Pour lui, l'adhésion collective, quelle qu'elle soit, ne mène qu'à une impasse. « Que faire ? » pour reprendre cette célèbre question de Lénine citée par Althusser. Il ne reste qu'à résister individuellement contre toutes les évidences, quitte à être taxé de fou. Pour Fondane, la vraie folie est ailleurs. Elle est justement dans la primauté du politique qui, Clausevitz aidant, s'entend comme larron en foire avec la guerre.

Jamais il n'acceptera la suprématie de la Raison qui s'exprime dans la formule péremptoire : « C'est comme ça et pas autrement ». Il se donne le droit de refuser, de revendiquer un espace de liberté individuel qui engage la personne et dont souvent elle ne sort pas indemne. Fondane est animé d'une foi inébranlable, a-dogmatique  qu’il nomme « irrésignation ». Il considère en effet qu'une autre voie s'offre à l'être humain. Celle qui émane d'une voix étrange, une voix porteuse de promesse qui s'élève contre celle qui prétend : pas possible, tout est bouché, bouclé. 

Que faire ? Il suffirait d'une aiguille pour percer le ballon de baudruche qui ensorcelle, le grand tigre de papier qui nous enserre. Viendrait-il alors, le grand Lundi, verrait-on enfin que sous les débris de la baudruche, il n'y a… que du néant. Entre temps « on attend le malheur de pied ferme – et nul moyen de s'en évader »,  écrit-il dans une lettre de 1938.

J'aimerais terminer par quelques phrase extraites de Lever de Rideau[3]. Il ne s'agit pas de  calquer la situation actuelle sur celle d'alors, mais 84 ans plus tard, l'angoisse nous étreint à la lecture du texte. Quel est ce « spectacle inédit, inimaginable »  que nous pourrons voir au lever du rideau ?

Ah certes la révolution n'était qu'un espoir, mais nous avions bien besoin d'espoir. Il fait bon mourir, un espoir au coeur. À présent la perspective est changée. On mourra sans espoir. La merde n'a changé que de nom. Les mots ont fait leur temps. Qui va payer ce merveilleux spectacle ? Mais nous, pardieu ! C'est nous les futurs cadavres, Messieurs ! Nous les asphyxiés à venir. Nous, la chair à canon.

[ … ]

Politique d'abord ! De l'homme on s'occupera par la suite. [4]

Jusqu'aux derniers écrits , Benjamin Fondane n'aura de cesse de s'insurger contre cette mise à l'écart de l'humain, contre la primauté du « bruit et de la fureur » propre à l'Histoire avec un grand H. Et de poursuivre :

Il se peut que l'homme ne soit pas perfectible. Qu'il soit un salaud éternel [ … ] Mais alors mettons la croix sur toutes choses. La croix sur la paix, sur le bonheur, sur l'avenir. La croix sur la vie.

Avec cet homme-là, tel qu'il est [ … ] rien à espérer, rien à prévoir. Rien à bâtir dessus. Nous ferons les frais de la prochaine guerre, bien entendu. Nous irons combler les fossés de l'Esprit de Hegel. De la dialectique de Marx [ … ]  L'orchestre est déjà là qui accorde ses instruments.[5]

Pensée existentielle, combat  entre le politique et l'Histoire inexorable d'une part,  l'humain, fragile et vulnérable de l'autre. Il reste à entendre le message : clamer, crier, prier, exiger une place pour l'humain animé, doué de vie.

 

Ce texte a été dit durant la table ronde au Salon de la Revue le 10 novembre 2018.


[1].« L'internationale des intellectuels », BFDH,  p. 65-68.

[2]. Notamment dans les articles « La révolution et les intellectuels » et « L'écrivain devant la révolution », BFDH, pp. 83-92 et 144-192.

[3].« Lever de Rideau »,  BFDH, p. 100-105.

[4]. Ibid. , p. 104.

[5]. Ibid. , p. 104-105.