SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Benjamin Fondane et le théâtre - Relecture d'Ulysse N° 11

D'un Philoctète à l'autre

Maria Villela-Petit

En guise d’avant-propos, j’évoquerai par quels méandres l’idée m’est venue d’écrire une étude sur le Philoctète de Sophocle.[1] En 1983, année du soixante-dixième anniversaire de Paul Ricœur, j’ai été chargée du secrétariat du Colloque International organisé en son honneur à la Sorbonne. Ricœur venait de publier le premier volume de sa trilogie Temps et Récit. Or, presqu’au même moment, je lisais une traduction française du Philoctètede Sophocle. Frappée par la plainte du héros qui, outre les souffrances qu’il endure, craint que son sort ne soit connu de personne, j’ai été amenée à réfléchir sur « la demande de récit »,  surtout lorsque, exprimée par des êtres en état d’exclusion ou d’extrême abandon, elle risque de ne pas être entendue. On sait, par ailleurs, que cette demande implicite de faire connaître les souffrances de ceux qui en furent les victimes est passible d’être vécue par les survivants comme une sorte d’impératif, auquel, un jour ou l’autre, ils ne doivent pas se soustraire.

C’est pour avoir tenu compte de la force de cet appel que, lorsque, quelques années plus tard, j’ai poursuivi ma réflexion en me centrant sur la seule  pièce de Sophocle- en vue d’une communication présentée, en 1988, au séminaire du « Centre de recherche sur l’oralité »-, je n’ai pas hésité à ajouter, en note à mon texte, quelques considérations sur les témoignages bouleversants que le vingtième siècle a fourni d’une telle « demande ». J’y évoquais Primo Levi et Anna Akhmatova, qui tous deux ont éprouvé la nécessité de raconter (ou, dans le cas de la poétesse russe, de rappeler dans son poème Requiem) la situation tragique qu’ils avaient connue, et ce, au nom de ceux qui n’avaient pas survécu au mal qu’on leur avait fait subir.[2]

Il se trouve que grâce à la lecture attentive de l’avant-dernière tragédie de Sophocle - la toute dernière étant Œdipe à Colone-, j’avais été mise sur la voie d’une meilleure compréhension de ce que les Grecs entendaient par kléos. Le mot survient une première fois au début du drame lorsque Philoctète interroge Néoptolème pour savoir si le jeune homme était au courant de ce qui lui était arrivé, si le bruit de ses malheurs (kakon kléos) était parvenu jusqu’à lui. Kléos exprime alors la rumeur, le bruit qui circule au sujet du sort de quelqu’un. Or c’est encore ce même mot de Kléos qui renvoie à la gloire que le héros est en droit d’espérer par delà sa mort. Il signifie alors la gloire impérissable (kléos afthiton) que ses hauts faits confèrent au héros épique ou tragique, au sens où son histoire ne cessera d’être transmise, d’être racontée de génération en génération. Son nom et son histoire tragique ne seront pas oubliés. Autrement dit, la « gloire » exprimée par la notion de kléos implique le récit.

 

A l’époque, je fus également sensible au fait que, du côté des philosophes, Philoctète ne jouissait pas de la même aura que celle entourant les figures d’Antigone et d’Œdipe. J’avais pourtant retenu que, dans La Répétition, Kierkegaard  rapproche la plainte de Philoctète de celle de Job, mais ce, au détriment du personnage de Sophocle. Il nuance cependant, et développe  ses  vues sur Philoctète dans son remarquable essai  « Le Reflet du tragique ancien dans le Moderne ». Même s’il fut ignoré de Benjamin Fondane, cet essai de Kierkegaard jette un éclairage anticipé sur son intention de « déshelléniser » Philoctète. En fait, la déshellénisation résulte moins d’une intention, à laquelle on aurait pu se soustraire, qu’elle n'est de soi inévitable, comme l’avait compris le penseur danois.

Aussi est-il bon que l’on s’attarde quelque peu sur la façon qu’a eu Kierkegaard d’envisager la « différence essentielle » entre le tragique ancien et le moderne, sans que l’on puisse pour autant les dissocier, car, disait-il,  l’idée de tragique reste « la même ». Est-il besoin d’ajouter qu’une telle différence n’aurait pas été concevable si quelque chose de décisif n’avait pas eu lieu, à savoir l’apport essentiel de la Bible à la pensée ? Pour l’auteur de L’Alternative (Ou bienou bien), comme déjà pour Hegel, malgré tout ce qui les sépare, la raison d’une telle différence est « que le monde ancien n’avait pas la subjectivité réfléchie en soi ». Cela revenant donc à dire que c’est grâce à la révélation biblique que la conscience personnelle, voire la subjectivité réfléchissante est parvenue à un véritable approfondissement de soi.

Comme corollaire de cette différence, Kierkegaard introduit une distinction entre la tristesse, sentiment qui domine chez les Anciens dans la mesure où ils sont en proie à un destin énigmatique, et la douleur, que la conscience moderne éprouve, lorsque ne pouvant pas fuir sa propre faute, le sujet l’assume intérieurement et ce, d’autant plus qu’il se reconnaît  placé devant Dieu (coram Deo).

La surprise vient lorsque, dans la suite de l’essai, on lit que « la tragédie grecque elle-même offre une transition de la tristesse à la douleur ». Et Kierkegaard de citer « comme exemple Philoctète, tragédie du pâtir proprement dit ».[3]

Philoctète se trouverait ainsi à la charnière de l’ancien et du moderne. Ou, comme l’écrit encore Kierkegaard : « Philoctète témoigne d’un haut degré de réflexion : cette contradiction dans la douleur si magistralement décrite renferme une profonde vérité humaine, mais une certaine objectivité n’en est pas moins la base de l’ensemble. La réflexion de Philoctète ne plonge pas en elle-même et elle est typiquement grecque sa plainte que nul ne connaît sa douleur. Il y a là un extraordinaire accent de vérité, et pourtant, on voit en même temps dans cette plainte en quoi la douleur du héros se distingue de la douleur réfléchie proprement dite qui désire toujours demeurer seule avec elle-même et cherche en cette solitude un nouveau motif de douleur». [4]

On ne peut que saluer Kierkegaard pour avoir si bien reconnu la profonde vérité humaine de la plainte de Philoctète, et avoir pressenti en quoi elle renvoie à la grécité, encore qu’il n'ait pas été conscient de l’importance de la notion de kléos dans le contexte de la tragédie grecque. J’ai néanmoins des réticences à prendre tout à fait son parti au sujet du malheur, de la solitude et de la douleur.

Certes, Kierkegaard n’a pas connu le XXesiècle, mais lorsqu’en oubliant quelque peu Job - dont il parle si souvent avec tant d’admiration et de pertinence[5]-, il associe la douleur à la conscience solitaire d’une faute, cela relève d’une sensibilité religieuse qu’on peut ne pas entièrement partager. Nous sommes bien placés pour savoir que le sentiment de la douleur en ce qu’il a de tragique ne renvoie pas nécessairement à un agir individuel dont on aurait eu l’initiative. Rien n’empêche qu’il soit lié essentiellement  à un pâtir, qui, lui, est imputable à une situation sociale et historique, de laquelle l’individu même innocent se trouve prisionnier, malgré lui.[6] 

Rappelons que, pour Kierkegaard, le personnage clef de la tragédie grecque est Antigone. C’est à la fille d’Œdipe qu’il s’identifie en traçant d’elle, dans le même essai, un portrait moderne, déshellénisé et ce, parce qu’il veut construire, à partir d’Antigone et de son secret, un double de lui-même, afin de pouvoir se regarder dans le miroir qu’ainsi reprise sa tragédie lui tend.

 

Il m’a fallu du temps pour découvrir que plus proches de nous d’autres Philoctète que celui de Sophocle étaient venus au jour et ce, avant même la seconde guerre mondiale, c’est-à-dire avant la pièce de Heiner Müller qui date des années 60.[7] Au sujet de ce dernier, qu’il suffise de rappeler la transformation qu’il fait subir à Néoptolème. H. Müller en inverse, en effet, le sens, en s’inspirant du reste de la violence qu’on attribue au fils d’Achille, lorsqu’on l’évoque sous son autre nom : celui de Pyrrhus. Mais, par là même, il est à mille lieux de Sophocle.

Cela est d’autant plus frappant que c’est à Sophocle que l’on doit l’introduction du personnage de Néoptolème dans le drame de Philoctète. Sa peinture du cheminement moral du jeune personnage est tout à fait décisive pour la tournure qu’il imprime à son poème. Bien que les Philoctète d’Eschyle et d’Euripide ne nous soient pas parvenus, nous savons, en particulier grâce à un auteur du 1er siècle après J.C., Dion de Pruse, que ni l’un ni l’autre des autres grands poètes tragiques, dont les pièces sont antérieures à celle de Sophocle[8], n’avaient songé à convoquer Néoptolème pour ramener Philoctète et l’arc d’Héraclès à Troie.

Un autre trait caractéristique de la pièce de Sophocle est d’avoir fait de l’île de Lemnos, où Philoctète avait  été déposé- à cause surtout de ses cris lors des crises qui le secouaient-, une terre inhabitée. Cette solitude du héros, loin de tout autre être humain, ne pouvait qu’accroître le sentiment d’abandon qui était le sien. Ses cris n’étaient entendus de personne. Seule la nature lui en renvoyait l’écho. Lui, qui avait répondu à l’appel des Atrides, c’est-à-dire d’Agamemnon et de Ménelas, pour venir avec ses troupes leur prêter main forte devant Troie, n’était que plus conscient de la faute des autres  à son égard. Ses cris découlaient de la plaie causée par la morsure d’un serpent, lorsque, selon la légende la plus courante, il s’était arrêté dans la petite île de Chrysé. Morsure que rien ne parvenait à guérir. Quand la pièce commence, cela fait déjà dix ans qu’il est là, abandonné de tous dans l’île de Lemnos. On vient alors le chercher, ou au moins l’arc qui est en sa possession, car, selon l’oracle du devin Hellénos, Troie ne peut être prise qu’au moyen de l’arc d’Héraclès, dont Philoctète a la garde et qui lui fut donné par le dieu lui-même.

Or le chef de la mission n’est autre qu’Ulysse, celui-là même qui avait cru bon d’éloigner Philoctète dans l’intérêt des Achéens. Comprenant que ce dernier ne peut que lui vouer une terrible rancune, l’habile Ulysse fait appel au jeune Néoptolème, le fils d’Achille pour persuader Philoctète. Tout va donc se jouer autour de l’attitude de Néoptolème. Car il ne pourra qu’hésiter entre son mentor Ulysse, qui lui promet la gloire à laquelle il aspire, et la loyauté envers l’ami de son père, ce Philoctète qu’il découvre en chair et en os et qu’il se met à son tour à admirer.

 

Sans quitter Sophocle, venons-en maintenant à Benjamin Fondane. Si j’ai pu faire connaissance avec son Philoctète,  c’est grâce à Monique Jutrin. Elle m’a fait parvenir le numéro des Cardozo Studies in Law and Literature, où le texte de Fondane est donné dans la traduction d’Eric Freedman[9],  et m’a ensuite fait parvenir une copie du manuscrit en français qui se trouve déposé à la Bibliothèque Doucet. Je tiens aussi à souligner ma dette vis-à-vis de l’article d’Eric Freedman: « Benjamin Fondane : Philoctetes and the Scream of Exile », qui accompagne sa traduction. Cest par lui que j’ai appris l’existence du texte d’André Gide : « Philoctète ou le Traité des Trois Morales »[10], texte paru pour la première fois dans la Revue Blanche, en décembre 1898 et auquel Benjamin Fondane se réfère explicitement dans la « Préface » qu’il donne à son propre poème dramatique.

Depuis, en  lisant le texte de Gide, afin de le comparer à celui de Fondane, il ne fut pas difficile de constater combien le titre choisi par Gide « Philoctète ou le Traité des trois morales »  lui était approprié. La modernisation ou l’adaptation que Gide opère de la pièce de Sophocle consiste, en effet, à la réduire à un affrontement entre trois positions morales, chacune étant intrinsèquement liée à la personnalité de celui qui l’assume. Possibles, elles le sont ainsi toutes, dans la mesure même où elles découlent de la différence des caractères des individus.

Dans son Introduction au volume de la Pléiade comprenant des récits, soties et œuvres lyriques de Gide- et bien que ce volume ne comprenne pas la pièce qui nous intéresse ici -, Maurice Nadeau a bien décelé ce qui constitue l’arrière fond de l’attitude de l’auteur du « Traité des trois morales », lorsqu’il écrit :

« En définitive, la seule morale qui compte est celle que l’individu se forge et par laquelle il engage dans ses actes toute sa personne. Cette morale vaut ce que vaut l’individu »[11].

Le texte qui nous concerne illustre bien une telle attitude, ainsi que la difficulté inhérente à Gide d’accorder à autrui la place qui lui revient dans la constitution des rapports humains. Ainsi lors d’une de ses répliques dans l’Acte II,  le Philoctète de Gide s’exclame :

« Ne me plains pas, surtout ! J’ai cessé de souhaiter, te disais-je, sachant que je ne pouvais rien obtenir… Rien obtenir du dehors, il est vrai, mais beaucoup obtenir de moi-même; c’est depuis lors que je souhaite la vertu ; mon âme y est tout employée, et je repose, malgré ma douleur, dans le calme- j’y reposais du moins, quand vous êtes venus… Tu souris ? »[12]

L’enjeu de Gide aura donc été  de mettre en évidence comment, en fonction de leurs identités personnelles, Ulysse, Néoptolème et Philoctète diffèrent dans les valeurs qu’ils assument et,  par conséquent, dans les arguments auxquels ils ont recours pour justifier leur ligne de conduite. Cela n’empêche pas Gide de nous offrir de beaux dialogues et de faire évoluer les trois personnages au cours de la discussion qu’ils engagent pour légitimer leurs  positions.

Dès le premier acte, après avoir gardé le silence sur le but de leur expédition dans une île froide et dépourvue  de tout, quand il se met à expliquer à Néoptolème ce qu’il veut qu’il fasse auprès de Philoctète, Ulysse n’hésite pas à expliquer l’abandon de ce dernier par les intérêts prioritaires et vitaux de l’armée grecque. Sinon elle aurait couru le risque d’être démobilisée par les lamentations d’un seul homme.

En fait, au fur et à mesure que le dialogue avance, on assiste à un subtil changement dans l’attitude des trois personnages. Avant de voir comment ce changement s’opère, essayons de résumer sur quoi portent leurs échanges. Pour Ulysse c’est clair : ce qui compte est avant tout et sans hésitation l’intérêt de la Grèce, d’autant que le seul divin qu’il reconnaisse est celui des dieux grecs. Entre les dieux et la Grèce nulle dissociation, nulle dissension ne saurait être concevable.  Pour Philoctète, par contre, l’idée que les dieux soient au-dessus de la Grèce, et que donc même la Grèce doive s’incliner devant des valeurs qui la dépassent, semble s’imposer, comme il le suggère en s’adressant à Néoptolème. Blessé  dans sa fierté et dans son humanité par ce qu’on lui a fait, Philoctète va même au-delà, puisqu’il soupçonne qu’il puisse y avoir « quelque chose » de plus haut que les dieux.

Ulysse, toutefois, ne sera pas à court d’arguments devant Néoptolème. Le fait est que le jeune homme, qui est en train de connaître un processus d’initiation morale avant d’accéder pleinement à l’âge adulte, se trouve, à son insu, au contact de ces deux êtres au caractère si opposé : Ulysse et Philoctète. C’est entre eux que le fils d’Achille doit  choisir et se choisir. Or Ulysse lui pose une question qui ne manque pas de l’ébranler : « A quoi sert la vertu solitaire ? » Une telle question touche d’autant plus Néoptolème que s’il ne parvient pas à obtenir de Philoctète l’arc d’Héraclès, il est condamné à mourir sans gloire.

Philoctète, malgré son malheur, n’a pas cessé d’être imbu d’orgueil. Il s’attache becs et ongles à la vertu qu’il croit posséder et veut imposer à Ulysse la supériorité qu’elle lui confère, au moins pour le dominer d’un point de vue moral. Mais il finit par douter de lui-même. Il va alors se déprendre de soi, de la vertu qu’il possède comme un avoir imprenable et décide enfin de céder son arc afin de permettre la victoire des Grecs.

C’est sans regret et en paix qu’ayant renoncé à tout, il voit partir Néoptolème et Ulysse dans le navire qui les conduiront à Troie. Comme l’a vu avec acuité Fondane : « Ce Philoctète, qui n’est que le jeune Gide d’alors, pense encore que l’éthique n’est qu’une « dépendance de l’esthétique », que la souffrance peut être matée- et l’obéissance au divin du héros sophocléen tourne au renoncement  humaniste. Ainsi s’évanouit la tragédie, qui est un rapport de l’homme aux dieux, au profit d’un drame qui n’oppose plus que les hommes entre eux. » [13]

 

Voilà en quelques mots un aperçu du Philoctète d’André Gide que Fondane a connu, admiré, dont il a subi l’influence, mais dont il tient aussi à se démarquer lorsqu’à son tour, dans le courant des années 20, il se met à écrire « son » Philoctète. Intuitivement, Fondane a compris que dans l’approche de Gide quelque chose d’essentiel était resté en retrait concernant l’histoire de Philoctète telle qu’elle était mise en acte dans le poème tragique de Sophocle. Quoi donc ? Tout d’abord, la dimension tragique de l’abandon. Abandonné  par ses compagnons,  alors même que sa souffrance aurait dû éveiller leur compassion et qu’ils se montrent prêts à l’aider, Philoctète se révolte contre le sort, contre le destin qui est le sien. Il se sent ainsi abandonné des dieux et leur en veut.

Que cette dimension tragique de l’abandon soit soulignée par le poème de Sophocle n’échappe justement pas à Fondane. Elle a été aussi pressentie par Simone Weil quand, vers 1934-1936- période pendant laquelle elle fait ses premières expériences comme ouvrière en usine et côtoie de près la misère- elle se tournera avec insistance vers le poème de Sophocle, non pas avec l’intention d’en faire une réplique moderne, mais d’en dégager les lignes de force. Dans un projet d’article, datant de mai-juin 1936, voici ce qu’elle écrit : 

« Philoctète,  c’est le drame de l’abandon. Un homme a été abandonné de propos délibéré par d’autres hommes, laissé tout seul, malade, et sans ressources, dans une île déserte. Jour après jour, il arrive par des efforts surhumains, à ne pas périr de froid, de faim, de soif. Plusieurs années plus tard, on revient vers lui, on fait semblant de vouloir le sauver, mais on le trompe, et il est sur le point d’être abandonné de nouveau dans une situation plus atroce. En fin de compte tout s’arrange, mais par une sorte de miracle.

Ce drame, pousuit-elle, est bien proche de nous. Bien sûr, depuis très longtemps, on n’abandonne plus les gens sur une île déserte. Mais il n’y a pas besoin d’être sur une île déserte pour être abandonné. De nos jours, combien d’êtres humains meurent obscurément de misère et d’abandon, parfois au milieu d’une grande ville…Leur mort est comptée dans les statistiques ; quelquefois, s’ils se sont suicidés, on leur accorde quelques lignes dans les faits divers. Mais ce qui a pu se passer dans leur esprit et dans leur cœur, personne ne se le demande. On aime mieux ne pas y penser ».[14] 

Dans ses Cahiers on trouve, copiés, plusieurs passages de la pièce de Sophocle qu’elle traduisait elle-même, y compris cette magnifique exclamation du héros au vers  1070-1071:

« Est-ce que vous aussi, étrangers, vous allez me laisser dans cet abandon, sans avoir pitié de moi ? » [15]

A cette époque, il est vrai, Simone Weil était plutôt absorbée par la dimension sociale de la solitude et de l’abandon, à quoi l’invitait sa propre expérience de la vie d’usine. Ce ne sera que plus tard qu’elle aurait été à même d’éprouver la dimension « métaphysique »,  voire « religieuse » du drame de Philoctète. De là vient qu'elle ne songea pas à le rapprocher de Job, qui ne tardera à devenir pour elle, parmi les figures majeures de l’Ancien Testament, sa préférée.

Quant à Benjamin Fondane, il a d’emblée entrevu l’analogie possible entre la figure de Job et celle de Philoctète, ainsi que l’avait déjà fait Kierkegaard. Ce que Fondane a du mal à saisir, comme on le voit dans sa « Préface », c’est le retournement final du drame de Sophocle, qu’il prend simplement pour une sorte de happy end conformiste de film américain.  A vrai dire, il est loin d’être le premier à exprimer une certaine réserve envers la fin choisie par Sophocle, laquelle requiert l’intervention d’une force apparemment extérieure à l’action dramatique, celle d’un deus ex machina.

Si, déjà, Hegel avait souligné une telle entorse à ce qui, selon lui, devrait être un dénouement véritable de la tragédie, à savoir un dénouement entièrement issu de l’action effective des personnages, elle n’en est pas moins devenue, même parmi les spécialistes, une sorte de lieu commun. Dans la Notice de l’édition des Belles Lettres du Philoctète de Sophocle, on tentera néanmoins de la faire comprendre au moyen des considérations suivantes :

« Pour que le dénouement du drame puisse s’accorder malgré tout, et à la tradition et aux règles du théâtre, une intervention extérieure est nécessaire. Sophocle n’hésite donc pas à recourir à un deus ex machina. Héraclès vient signifier au vieux compagnon de ses travaux l’ordre d’obéir au destin et de suivre Néoptolème pour conquérir avec lui la gloire qui l’attend devant Troie. Et c’est même un avantage de la forme toute conventionelle de ce dénouement qu’il n’altère pas la vraie conclusion de la tragédie, le triomphe de la justice, telle qu’une âme jeune et droite[16]  l’a comprise et défendue ».[17] 

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 A mes yeux ce qui n’a pas été tout à fait bien saisi chez de Sophocle est le véritable renversement du sort de Philoctète. Là aussi se trouve une analogie avec la fin du livre de Job. Ayant tout perdu, et apparaissant pour cela même comme abandonné, voire châtié par Dieu, Job finit par être réintégré dans la famille humaine et comblé de bienfaits. Pareillement, Philoctète, après avoir eu en sa qualité de chef, des hommes à son service et  avoir été très apprécié et respecté parmi ses pairs, s’est vu abandonné et délaissé de tous;  soupçonné d’être un obstacle, y compris en matière sacrée, jusqu’à ce qu’on comprenne que, sans lui, aucune victoire sur Troie ne pourra être obtenue.

A la différence de Job, et pendant les dix années écoulées à Lemnos, Philoctète n’a même pas de pseudo-amis pour discuter avec lui sur les raisons de ce qui lui arrive. Il n’a personne pour entendre son cri, ses plaintes. S’il proteste contre l’injustice des dieux, il n’est pas en mesure, comme Job, dont l’histoire s’inscrit dans un autre contexte religieux, d’ouvrir un procès contre Dieu, ce Dieu unique qui s’est révélé comme juste et tout-puissant.

Dans le monde grec, et en particulier dans l’œuvre de Sophocle, le retournement de la situation de Philoctète ressemble à celle que va connaître Œdipe dans son Œdipe à Colone. Après avoir été tenu pour responsable de la peste qui sévissait à Thèbes et en avoir été chassé, Œdipe erre des années jusqu’à trouver une terre où finir ses jours et y reposer. Or, une fois mort, la situation qui était la sienne se retourne entièrement. Il cesse d’être maudit et devient un gage de bénédiction pour la terre qui l’accueille et pour ses habitants. De même, Philoctète, après avoir été chassé du monde humain, se revèle être celui, sans l’action duquel, à côté de celle de Néoptolème, les Grecs ne pourront triompher. On pourrait rapprocher ce retournement de la parabole de la pierre rejetée par les bâtisseurs, qui, contre toute attente, devient la pierre de faîte de l’édifice.

En un certain sens il n’a pas échappé à Fondane que l’histoire de Philoctète dans la tragédie ancienne comportait un retournement significatif, encore qu’il n’ait pas saisi en quoi déjà chez Sophocle la fin était moins naïve et plus réfléchie qu’il ne paraît. Mais avant de venir à la conclusion du Philoctète de Fondane, attardons-nous sur quelques-uns des traits les plus significatifs de son poème dramatique.

Et je commencerai en soulignant ce que je tiens pour une grande trouvaille, celle qui concerne le Chœur. Gide l’avait tout simplement supprimé. Fondane le rétablit, mais au lieu de le concevoir constitué par les matelots du navire ayant amené Ulysse et Néoptolème à Lemnos, comme c’était le cas chez Sophocle, c’est à quatre rochers de l’île inhabitée qu’il prête voix. Il s’agit donc d’un chœur formé par les rochers de l’île, lesquels  alternativement s’adressent à Philoctète, commentent ses dires, lui répliquent. Le choix des rochers accentue l’impression de solitude qui règne sur Lemnos, tout en faisant résonner au loin le souvenir des images employées par les prophètes bibliques. Chez Michée, par exemple, on trouve des interpellations du genre :« Entre en procès devant les montagnes et que les collines entendent ta voix ». Dans le Philoctète de Fondane, les rochers ont des oreilles qui entendent et une bouche qui parle pour s’adresser à l’homme seul, abandonné de tous. Il est probable qu’en choisissant les Rochers en guise de chœur, Fondane ait aussi gardé en mémoire les supplications du Philoctète de Sophocle, que je vous livre dans la traduction de Simone Weil : «rochers escarpés c’est à vous, car je n’ai personne à qui m’adresser, à vous que je me plains, vous qui êtes toujours présents et accoutumés à m’entendre […] ».[18]

Mais revenons à Fondane. Une autre manifestation de l’esseulement de son Philoctète survient lorsqu’il entend la voix qui appelle « Au secours ». (Il s’agit en fait de la voix de Néoptolème, qui, selon le stratagème conçu par Ulysse a subi une sorte de pseudo-naufrage.) Avant de se rendre finalement compte que la voix qui appelle à l’aide est bien celle d’un autre homme et non un produit de son imagination (un fantôme ou un phantasme), Philoctète s’interroge en ces termes (p. 13):

« Est-ce moi qui appelle au secours, ou quelque force intime

en moi, une force obscure dont j’ai perdu le sens ?

Aurais-je assez de ma solitude et j’essaie de diviser le seul personnage existant

en une foule d’êtres que je façonne à mon gré afin d’être moins seul ? …»

 

Cette division de soi en une foule d’êtres auxquels on prête vie pour être moins seul me fait penser à l’expérience du poète portugais Fernando Pessoa, à son « Je suis plusieurs ». Pessoa aussi trompait son irrémédiable solitude, qui s’avéra ô combien féconde littérairement, en composant des œuvres différentes attribuées à ses hétéronymes. De même, malgré toutes ses dénégations nourries par la privation auquel il a été condamné, le Philoctète de Fondane a conservé en lui un fort désir d’avoir un vis-à-vis humain, un alter ego. Étouffé pendant si longtemps, ce désir se réveillera à nouveau chez lui au contact du jeune Néoptolème, et ce,  d’autant plus que ce dernier est le fils de l’ami tant admiré, Achille, de qui, par la même occasion, il apprend la mort.

Mais ce qui noue le drame est le conflit d’intérêts et de personnalités opposant Ulysse et Philoctète. Placé entre les deux, Néoptolème est confronté à un dilemme :il lui faut à choisir son camp, et par là même  se choisir. La force transcendante au drame, tel que l’interprète Fondane, est peut-être moins celle des dieux (ou d’un Dieu unique et personnel) que celle représentée par l’idée plus impersonnelle de Justice. Dès le début, la Justice (avec une majuscule) est un des enjeux majeurs de la pièce.

Mais, attardons-nous quelque peu sur les dieux. Dejà, en apprenant la mort des meilleurs et la survie des mauvais, le Philoctète de Sophocle  accusait ces derniers d’injustice. Et de s’écrier (vers 446-452):

« Naturellement de la canaille rien qui ait péri encore. C’est à elle au contraire que les dieux réservent leurs soins. Tout ce qu’il y a de coquins, de roués, ils se plaisent à le faire remonter des enfers, tandis qu’ils y dépêchent tout ce qui est honnête et droit. Comment donc concevoir ces choses ? et comment y applaudir, si, quand je veux louer l’action divine, j’y trouve les dieux malfaisants ? »

Le Philoctète de Fondane n’est pas en reste. Ses recommandations sont sans équivoque (p. 24) :

« Il ne faut pas suivre les dieux

et leur cruauté qui s’acharne

sur les meilleurs des mortels-

Qui jamais comprendra quelque chose à la méchanceté des dieux ? »

 

Plus loin, Fondane faire encore dire à Philoctète que « les Dieux n’aiment pas le Bien, la Beauté, la Vertu » (p. 29). Une possible traduction philosophique de ce propos serait de dire que les dieux sont loin d’atteindre la hauteur de pensée d’un Platon ou même d’un Kant. Mais le Philoctète de Fondane n’en est moins réfractaire à la philosophie. Il ne cherche refuge, comme il s’empresse de le dire, ni auprès des curés ni  auprès  des philosophes. Sa souffrance l’a rendu amer, méfiant à l’égard des valeurs qu’on affiche et qui, pourtant, ne font pas baisser les eaux de l’injustice. Dans une de ses dernières tirades, Philoctète est vraiment le porte-parole de Fondane, d’un Fondane dostoïevskien, quand il conteste les prérogatives de la raison, en déclarant  (p.44) :

« une vie est plus qu’une raison,

le sang est plus qu’un théorème

que vaut-elle la vérité la plus pure, la plus troublante,

auprès d’une goutte de sang ? »

Comme il fallait s’y attendre, malgré des points de ressemblance, l’attitude tant de l’un que de l’autre Philoctète diffère ici, de façon notable, de celle de Job. Compte tenu de la mythologie grecque, qui ne postule pas de Dieu unique, créateur tout-puissant et juste, le Grec quant à lui n'est pas tenu de préserver ses dieux du doute de malfaisance. Job, pour sa part, ne saurait douter de la bienfaisance divine. Aussi est-il d’autant plus porté à protester avec véhémence de son innocence devant Dieu, à lui ouvrir, comme nous le disions ci-dessus, une sorte de procès, et ce, pendant que ses amis l’accusent et voient dans les malheurs qui l’accablent une punition divine, en lui imputant par là-même la responsabilité de son sort misérable.

Le Philoctète moderne de Fondane ose défier Dieu (qui apparaît parfois sous le nom de Zeus) au nom d’un Jugement dernier, voire de la Justice[19]. Dans la suite de la tirade, dont nous venons d’évoquer quelques vers, on lit (p.44):

«Vienne le jour du Jugement !

et on verra sur tes balances

qui pèse plus lourd, plus amer,

de la vérité éternelle

ou de la souffrance des hommes

 

Que la balance dise vrai,

ou qu’elle se brise en morceaux

si sa langue est menteuse

si elle aussi a peur de Dieu-

du dieu d’horreur et des ténèbres ! »

 

De tout temps ce sont ces  protestations devant le scandale du mal, surtout s’il se présente sous la forme du malheur, qui, parodoxalement, ont permis de dépasser une compréhension vengeresse  de Dieu et ont fait avancer et purifier l’idée du divin. Quoi qu’il en soit, face à la transcendance du Dieu personnel, celui de Job, Fondane semble plutôt opter pour la transcendance impersonnelle de la Justice avec ses voies insondables, comme l’énonce un des Rochers du Chœur : le Rocher II.

Or, abandonné de tous, [et dorénavant , faute d’autre indication, c’est toujours du Philoctète de Fondane qu’il sera question], d’abord Philoctète ne fait pas confiance à la Justice. Il prétend être libre, ne dépendre de personne et puiser en soi de quoi vaincre les dieux et le monde. Cependant, et comme le lui rappelle le Rocher, s’il peut se passer des autres, c’est qu’il a son arc. Voilà quelque chose dont il dépend et sur laquelle il peut compter.  Son autarcie n’est pas aussi entière qu’il semble le croire. Philoctète ne l’a pourtant pas oublié, puisqu’il s’exclame : (p.9)

« Oh que non !

Qu’aurais-je fait sans l’arc ?

Il assurait ma subsistance

mais plus encore celle de l’âme que du corps !

Ma sagesse me vient de lui

lentement cette force divine qui l’imprègne

je l’ai vue couler en moi ! et de l’avoir

à moi tout seul, j’ai vu s’accroître ma fierté !

Mon frère ! ô bien plus sûr qu’un frère ou qu’une femme

adorée ! et bien plus qu’une mère nourricière… »

 

En d’autres termes, l’arc est devenu l’idole de Philoctète. Il croit devoir tout à cet arc, car c’est grâce à lui qu’il est encore en vie. Laissons pour l’instant cet attachement du héros à son arc, pour souligner son importance pour l’intrigue de la pièce. C’est sa possession qui est en jeu et qui décide de tout. Nous y reviendrons. Mais auparavant place doit être faite à la caractérisation des personnages et au peu de confiance que les aînés  font à l’homme, à l’humanité, et ce pour des raisons qui ne sont pas tout à fait les mêmes, voire qui s’opposent. Commençons par Ulysse. Dans une tirade où il s’adresse à Néoptolème au début de la pièce, avant que ce dernier n’ait rencontré Philoctète, Ulysse ne cache pas son scepticisme. Voici le propos qu’il fait sien : (p.5)

« Néoptolème, l’homme pour l’homme n’est qu’un loup,

C’est là une loi amère, je sais : elle t’offense.

Peut-être que moi-même… Mais l’Ordre existe. »

Fondane met, donc, dans la bouche d’Ulysse la fameuse phrase de Plaute, reprise par Thomas Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme »,  immédiatement suivie par l’affirmation sur l’ordre. L’Ordre doit règner dans la cité, quel qu’en soit le prix à payer par les individus. Telle est la logique du Leviathan, que l’Ulysse moderne n’a aucun mal à ratifier. C’est sans hésitation qu’il commence par déclarer (p. 5) : 

« Je tiens que la patrie est le seul juge de nos fins

qu’un ennemi toujours est injuste, oh si brave

qu’il soit : injuste et digne de mort, de la plus grave ! »

Venons-en maintenant à Philoctète. Il ne suit pas une logique aussi arrêtée et terrifiante que celle de son ennemi Ulysse, lequel ne jure que par la raison d’Etat. D’une part, Philoctète se révolte contre les hommes, en les  prenant tous pour ennemis, d’autre part, il est ému jusqu’aux entrailles par une demande de secours. Sa dépendance par raport aux autres hommes, que de toutes ses forces il cherche à nier, se manifeste aussi à travers son cri lorsqu’il s’exclame : (p.20)

« …Eh ! faut-il que les Dieux me haïssent

faut-il que hommes soient durs

et mes ennemis tout-puissants

pour oublier jusqu’à mon nom

après m’avoir, vivant,  enterré

dans cette terre désolée ! »[20]

Philoctète est, en fait, un homme écartelé, qui a dû se durcir pour supporter l’abandon dont il a été victime, abandon d’autant plus odieux qu’il était un être souffrant.Mais le tiraillement entre l’intérêt et la droiture, entre le devoir (vis-à-vis des Grecs) et la pitié, est le lot de Néoptolème.  Entendant les voix des Rochers qui lui conseillent de se dépêcher, c’est-à-dire de partir avec l’arc pendant une des crises de  Philoctète, il murmure : «Je sens que pèse sur ma tête une multiple volonté ». (p. 35) Sans doute a-t-il flairé que c’est à lui que revient de racheter la Justice, d’affirmer qu’elle peut encore régner malgré ses nombreuses éclipses.

Cela étant entendu, venons-en maintenant au dénouement de la pièce. Même s’il pouvait s’appuyer sur le précédent de Gide, Fondane néanmoins innove. Chez Sophocle, comme on le sait, seule l’intervention d’Héraclès a pu décider Philoctète de retourner à Troie.   Chez Gide, il n’est pas question de faire intervenir les dieux. Philoctète ne retourne pas à Troie. Il se déprend toutefois de son arc et, par ce geste auguste en faveur de la victoire des Grecs, force l’admiration d’Ulysse. C’est le rusé Ulysse qui s’avoue vaincu. Se sentant, alors, incapable d’agir, il donne l’ordre à Néoptolème de prendre l’arc et les flèches et de les porter à la barque.[21]

Mais, déjà par sa longueur, le dénouement du Philoctète de Fondane apporte quelque chose de plus. Dans son poème, tous les personnages accomplissent une sorte de retournement. Ils se déprennent d’eux-mêmes et, ce faisant, changent jusqu’à certain point le sens de leur destinée. D’où vient l’élément de surprise ?

Tout d’abord d’Ulysse, qui pour ainsi dire reconnaît la valeur de Philoctète. Certes, ce dernier étant mort, il n’est plus à même de contrarier le but d’Ulysse, qui est de ramener l’arc d’Héraclès aux Grecs qui assiègent Troie. Il ne lui coûte pas beaucoup de faire l’éloge de celui qui n’est plus. La louange qu’il entonne à présent en honneur de Philoctète va jusqu’à étonner Néoptolème. Voici les paroles d’Ulysse (p. 47) :

« Nous ne nous sommes pas compris

de son vivant,

nos méthodes étaient différentes

de comprendre les dieux,

mais il me suffit qu’il ait fait

son Devoir et passionnément aimé

la Justice !»

À ces paroles d’Ulysse, qu’il entend sans prendre de recul,  c’est le tour de Néoptolème de mettre un bémol :

« Mais Ulysse, ce n’est pas vrai !

Il haïssait les Grecs et même…»

Ulysse veut alors couper court aux réserves de l’honnête Néoptolème, qui, au fond, n’a pas saisi le « réalisme », le génie pragmatique d’Ulysse. Si, maintenant, ce dernier, loue Philoctète sans la moindre restriction, c’est qu’en mourant l’autre a cessé d’être un obstacle, une gêne pour les Grecs. Quelques lignes plus loin, Ulysse suggère que les Grecs feront des obsèques nationales à Philoctète. Interrogé alors par Néoptolème qui veut savoir s’ils ramèneront le corps du héros à Athènes, la réponse d’Ulysse ne laisse aucun doute sur ses intentions. Il n’est pas question de retarder le retour et, puis, leur bateau est  « trop petit », dit-il.

En vérité, la pondération de Néoptolème n’était signe d’aucun manquement de sa part à l’égard de Philoctète. Il lui est resté courageusement fidèle jusqu’à la fin, loyal à la promesse qu’il lui avait faite de ne pas le déposséder de son arc.Le revirement le plus éclatant est, en fait, celui de Philoctète lui-même. Par une sorte de conversion, Philoctète découvre que, malgré l’immense privation qu’il endurait (et même en partie à cause d’elle) il s’était attaché follement à lui-même, à sa vertu, attachement figuré par l’arc qui en était pour ainsi le fétiche (p. 44) :

« J’ai été esclave de l’arc

il m’empêchait d’être tout nu

sur le bord de moi-même »

Il a enfin compris qu’il lui fallait aller jusqu’au bout de son dépouillement, en se dépouillant de lui-même. La mort vient alors comme l’achèvement de cette démarche intérieure. Et cela va se matérialiser sensiblement par le changement de l’odeur de son corps. Comme pour mieux opérer l’inversion qui aura lieu à la fin du drame, Fondane s’était longuement attardé sur la puanteur de Philoctète, sur son odeur pestilentielle qui envahissait tout.

Du cadavre de Philoctète s’exhale à présent « une suave odeur ». Et Ulysse de commenter (p.47) :

« Ainsi les justes dieux lui ont pardonné ! …

quoiqu’il fût innocent

par ailleurs… mais pardonné quand même ! »

Un tel énoncé soulève plus de questions qu’il n’en résout. Il laisse entendre que même l’innocent (mais l’est-on entièrement ?) a à être pardonné…

De son côté, devant le fait accompli, Néoptolème, ne connaît pas tout à fait la paix. Sur le point de quitter l’ami, en laissant son cadavre dans l’île, il se reproche également d’être demeuré prisonnier de soi-même, de son devoir. Écoutons-le :   (p. 48)

« Adieu, Philoctète !

J’avais commencé de t’aimer à l’égal de mon père

mais plus encore que toi j’ai aimé

ton malheur

et plus encore, m’entends-tu ?

mon Devoir !

Si je t’avais aimé d’amour

peut-être serais-tu vivant !

c’est de cette façon que l’on tue

les hommes, et de cette façon que l’on tue les Dieux !

La pitié tue! la Justice tue ! »

 

Face à la défaite du sentiment de pitié ou du devoir de justice, il ne resterait que l’amour pour garder en vie et les hommes et même les dieux. Du moins, c’est ce que Fondane laisse entendre. Et pourtant, selon lui, le mystère de la vie ne saurait être percé. Mu par le feu qui le brûle, qui le pousse à accomplir son destin et décidé à partir avec l’arc d’Héraclès, Néoptolème a ces mots, par lesquels le drame s’achève  (p. 48) :

« la raison des Dieux m’est obscure

mais combien plus celle des hommes ! »

La consigne théâtrale donnée par Fondane est que Néoptolème sorte, qu’il quitte la scène en sanglotant, après avoir entendu le « dépêche-toi »  lancé par Ulysse.

Alors que les lumières s’éteignent autour du foyer lumineux se concentrant sur le corps inerte de Philoctète, la scène doit être recouverte d’un drapeau noir. Et au fur et à mesure que le rideau tombe, on doit entendre le vacarme de la mer recréé par des ondes Martenot. Telles sont les précisions de l’auteur…

En voix off je dirai, pour conclure, qu’il ressort de ces consignes que les raisons de Fondane demeuraient obscures à lui-même,  lorsqu’à l’imitation de Gide, il déclarait que son drame tragique n’était pas écrit pour être joué… Mais pourquoi pas ? L’amatrice de théâtre que je suis voudrait bien lui donner tort là-dessus…Son Philoctète est tout simplement en attente d'un grand metteur en scène.[22]


[1] Cette étude a d’abord paru dans Les Études philosophiques, N° 3, 1991 (p. 313-333). Une version légèrement plus courte fut publiée par le « Centre de recherche sur l’oralité » de l’INALCO, dans Pour une anthropologie des voix, textes réunis par Nicole Revel et Diane Rey-Hulman, L’Harmattan, 1993 (p. 237-256).

[2] Remarquons que sous un titre emprunté à R. M. Rilke, Qui se je criais…, Claude  Mouchard vient de faire paraître un ouvrage sur les « Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXème siècle », éd. Laurence Teper, 2007. 

[3]  S. Kierkegaard, « Le Reflet du tragique ancien dans le tragique moderne » in Œuvres Complètes, vol. 3 : L’Alternative, 1ère Partie, Éditions de l’Orante, 1970, p. 142.

[4]  S. Kierkegaard, op.cit., p.143.

[5]  Dans son Journal, t. IV (1850-1853), trad. par K. Felov et J.-J. Gateau, Gallimard, 1957, p. 287, on lit ces mots au sujet du livre de Job : « Sa signification est au fond de montrer la cruauté que nous commettons en regardant l’accident du malheur comme une faute, comme un crime. …. La préoccupation de Job est d’avoir raison, en un sens aussi contre Dieu, mais avant tout contre ses amis qui, au lieu de le consoler, le torturent avec leur thèse qu’il souffre parce que coupable ».

[6] Cela dit, compte tenu du sacré grec, il y aurait bien eu, au départ, une faute de Philoctète, car, quoique par mégarde, il aurait pénétré dans l’enclos  sacré d’une nymphe.

[7]  Cf. Heiner Müller, Philoctète (1958-1964), traduit de l’allemand par François Rey, Éditons Ombres/Théâtre National de Bretagne, 1994.

[8] Venant après celle d’Eschyle, la pièce d’Euripide avait été jouée en 431, alors que celle de Sophocle date de 409. Sur ce que l’on peut savoir de leurs différences, voir la Notice de Sophocle, Tome III, « Philoctète- Œdipe à Colone » , texte établi par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon, Paris, Édition « Les Belles Lettres », 1974.

[9] Cf. Benjamin Fondane, « Philoctetes-A Dramatic Poem », translated by E. Freedman, in Cardozo Studies in Law and Literature, vol. 6, n°1 , Spring/Summer 1994.

[10]  Andre Gide, « Philoctète ou le traité des Trois Morales », in Le Retour de l’Enfant Prodigue, précédé de cinq autres traités, Gallimard, 1948, p. 101-145.

[11]  Cf. L’Introduction de Maurice Nadeau à André Gide, Romans (Récits et Soties, Œuvres Lyriques), notices et bibliographie par Y. Davet et J.-J. Thierry, Gallimard, Pléiade, 1958, p. XXIX.

[12]- André Gide, « Philoctète ou le Traité des Trois Morales » in Le Retour de l’Enfant Prodigue, précédé de cinq autres traités : Le Traité de Narcisse-La Tentative Amoureuse-El Hadj-Philoctète-Bethsabé, Gallimard, 1948, p. 119.

[13]  Benjamin Fondane, Note (provisoire) à  Philoctète. Nos citations suivent le manuscrit déposé à Doucet. La numérotation donnée entre parenthèses est donc celle de ce manuscrit./ Cf. aussi trad. ang. , Philoctetes-A Dramatic Poem, in Cardozo Studies, p. 4.

[14]  Simone Weil, « Philoctète (Fragment inédit) » in Œuvres Complètes, t. II, Écrits historiques et politiques, vol.  2 (L’expérience ouvrière et l’adieu à la révolution- juillet 1934-juin 1936), textes présentés et annotés par Géraldi Leroy et Anne Roche, Gallimard, 1991, p. 557.

[15]  Cf. Simone Weil in Cahiers, vol. 1, (1933-septembre 1941) in Œuvres Complètes, t. VI, p. 103.

[16] Cette âme jeune et droite est celle de Néoptolème qui, dans la pièce de Sophocle, se montre, malgré tout, fidèle à Philoctète en lui rendant l’arc, qui, lors d’une de ses crises, aurait pu lui être dérobé, selon les vœux d’Ulysse.

[17] Cf. La Notice à Sophocle, tome III,  Philoctète et Œdipe à Colone, « Les Belles Lettres », p. 5.

[18]  Philoctète, vers 937-939, trad. de Simone Weil, in Œuvres Complètes, t. VI,  Cahiers 1, p. 103.

[19] On remarquera, cependant, que, dans Le Lundi existentiel, Fondane ose cette affirmation hardie au sujet de Job : « Il est plus aisé de renoncer à tout ce que nous avons de plus cher au monde, que de demander, comme Job, un arbitre entre nous et Dieu. »

[20]  Ces propos tenus par le Philoctète de Fondane correspondent à la question posée par le Philoctète de Sophocle (plus tôt dans la pièce), où apparaissait un premier emploi de kléos, qui fut décisif dans mon approche du poème de Sophocle.

[21]A. Gide, « Philoctète ou le Traité des Trois Morales », in op. cit. , p.143.

[22] S'il nétait pas mort prématurément, Fondane aurait probablement rencontré un tel metteur en scène.Le dialogue qu’ils auraient poursuivi aurait sans doute amené Benjamin Fondane à reviser et à aménager quelques  passages de son texte en vue d’en accentuer la cohérence et le caractère dramatique.