SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Textes de Fondane

Psychanalyse de Poe

Benjamin Fondane

Magicien des ténèbres et physicien du cauchemar, Edgar Allan Poe a toujours opposé à l'analyste un accueil sans cordialité, une pensée sans pont-levis, le refus implacable de sa rigueur mathématique, de ses surfaces glissantes, de ses miroirs sans reproches, de ses angles parfaits, si bien qu'on n'ose dans un endroit où règne une si terrible propreté — propreté elle-même de cauchemar — projeter une vie intérieure bruyante, ni desceller le parquet où dorment les victimes, ni tacher d'un sang vivant ce monde d'objets plus purs que les cornues d'un alchimiste. Quel que soit le mystère premier qui semble avoir été enseveli ici par la lave tenace d'un acte longuement prémédité, on sent qu'on ne pourrait rien faire contre la volonté têtue d'un metteur en scène capricieux qui a tout classé, tout prévu, et tout suspendu hors des contingences, dans le Noir absolu d'une éternité glacée. Rarement aussi réel, aussi tremblant et pantelant, est sorti davantage armé, ganté, du cerveau lucide du créateur. Comment briser une telle armature? Faire fondre un tel métal? L'objectivation semble si totale qu'un être en sa durée, la pétrification du sensible est si parfaite, que la statue de sel paraît défier toute sournoise intention humaine.

Madame Marie Bonaparte[i], d'une part, la psychanalyse d'autre part, pensent depuis déjà quelque temps, que le moment est venu de toucher aux énigmes, de faire parler le Sphinx. Des milliers de clefs nouvelles sont là, qui ouvrent tout, qui font grincer toutes les serrures. Clefs magiques, car le solide brusquement défaille, les miroirs font couler leur eau, le métal se met à suinter Dieu sait quelle sueur et une odeur de putréfaction se met à sourdre de toutes ces choses inanimées, polies, inhumaines. Les meubles eux-mêmes, endormis par la baguette se transfigurent; le pendule devient un "substitut transparent du phallus du père, avec son mouvement dans le coït, de va-et-vient"; "le pont semble être le vagin également extraverti de la mère" - l'or qu'on y trouve c'est un pénis, le clou mutilé d'une des fenêtres n'est qu'un symbole "familier" de la castration de la mère et la "fenêtre comme le corps de la femme après le coït, se referme elle-même, l'acte achevé, le criminel sorti; la chambre reparaît alors intactement close. "

C'est un monde de merveilles, de sorcellerie, un monde de cauchemar autrement plus étrange que celui de Poe lui-même, que la psychanalyse nous offre là. Je n'aurai garde, en échange de tant d'invention, de richesses lyriques, de mettre en doute la bonne foi du psychanalyste et encore moins de soupçonner l'intention scientifique qui l'anime. Le monde fut si plat avant qu'il ne fût venu! Et derrière Edgar Poe, aussi grand qu'il fut, il n'y avait qu'une pensée immobile, un décor "vécu", un mobilier réel et des problèmes qui, aussi singuliers qu'ils fussent, ne relevèrent que du "généris". Et nous voici plongés dans un monde d'entrailles tièdes, de sang vif, d'écoulements d'humeur, un monde qui roule tout entier sur la menace, le souhait, la fuite et l'accomplissement de l'acte sexuel. Derrière l'homme, l'enfant paraît qui élargit le "cercle de famille". Dans cette famille — on l'ignorait jusque là — il n'est qu'un grand baiseur en puissance — de la mère principalement — et un futur meurtrier crapuleux — du père bien entendu. Fantomas n'est rien auprès de cet enfant habité de pied en cap par le crime et l'inceste. Le corps ouvert ou clos de la mère, l'agression du père armé de son redoutable pénis, la découverte de son propre corps et les malheurs qui le menacent font de cet enfant le centre d'un drame auprès duquel celui d'Œdipe est bagatelle. Tout cela est-il probable? Sans doute. Vécu? Comment le savoir? Scientifique? Heureusement pas. Pas encore.

Donc Edgar Poe, plonge, baigne, dans ce monde obscur de la libido infantile comme tous les enfants de son âge, comme nous tous.

Mais ce n'est pas pour rien qu'il est Edgar Poe. Dans ce monde de rapports si frais, si terribles, il déduit sa structure mentale. C'est là qu'il prend son calcaire, son azote, ses vitamines. C'est là qu'il fixe ses réactions. Et que des circonstances dramatiques eurent lieu comme il est dû au génie — la disparition de son père à l'âge d'un an, la mort de sa mère quand il n'en a que trois, le voilà marqué pour la vie. Cette mère morte et morte de phtisie, imprègne si bien l'enfant qu'elle se l'attache à jamais. Désormais à travers toute femme, il ne rencontrera que la mère, à travers tout acte d'amour, il ne cherchera que l'inceste. Et voilà Poe "contraint" par la morte, invisible mais souveraine de fuir à chaque fois l'amour, la rencontre décisive, le coït. Qu'il se marie, ce sera avec une petite cousine, même nom que la mère, même santé délicate, même mort prématurée et qu'il ne touchera pas davantage. Mystère dévoilé de l'impuissance de Poe et aussi, en partie, l'explication de sa passion pour la drogue, l'alcool: ce sont des puissances inhibitives de l'activité sexuelle. Cette mère exclusive, il la cherchera partout, à travers tout; et comme elle était belle, ce sera la Beauté qu'il cherchera et morte, ce sera la Mort:

               Je n'ai jamais aimé que là où la Mort

               Mêlait son souffle à celui de la Beauté !

Que nous voilà loin à présent du Poe, auteur de romans policiers, sur lequel crachait "en passant" M. Breton et loin d'un Poe amoureux "Insatiable de la Beauté" tel que l'a dépeint Baudelaire. Nous nous doutons déjà un peu que Poe mentait alors qu'il nous dévoilait dans "The Poetic Principle" (traduit par Baudelaire sous le titre "La Genèse du Poème") la soi-disant méthode d'après laquelle il avait composé "Le Corbeau". Cela n'avait pu tromper que M. Valéry — et pour cause. Mais nous ne pouvions supposer que cette lucidité effrayante tient sa propriété et son mystère de sources si profondes et si scabreuses.

Mais il va de soi que l'étude de Marie Bonaparte sur Poe, pas plus que celle du Dr Laforgue sur l’Échec de Baudelaire, ne saurait prétendre à une explication du génie de ces derniers; je suppose même que s'ils s'attaquent aux plus beaux génies, ce n'est que pour nous mettre sous les yeux des "documents" humains de tout premier ordre et aussi parce qu'il est tout à fait impossible de dépecer l'homme normal qui échappe à notre prise.

Le seul reproche qu'il reste à faire à la psychanalyse ne doit donc pas s'adresser à ses procédés d'investigation, mais à la philosophie primaire à laquelle elle aboutit. Loin de croire à un agrandissement infini du mystère humain, elle pense simplifier l'humain, le réduire, premièrement à un état de fait et secundo à une thérapeutique. La plus mystérieuse et la plus délicate des sciences se trouve être aussi la plus scientiste de toutes, la plus hégelienne et la plus bavarde. Par le moyen de comparaisons fallacieuses, d'allégories osées et de métaphores faciles, la psychanalyse croit prouver — et dès à présent étendre ses jugements sur l'histoire, sur l'homme et sur les religions. Une psychologie est née, et si enfantine, que la psychologie marxiste n'a rien à lui envier. de la découverte de ténèbres nouvelles, d'une puissance de cauchemar, et qui ont de quoi effrayer un honnête homme, le psychanalyste se réjouit comme si le monde, tout à coup était devenu plus simple. Loin d'être appelés à un scepticisme fortifiant ou à un pessimisme salutaire ayant trait aux forces fondamentales irréductibles de l'homme, nous sommes conviés à voir dans le psychanalyste un praticien optimiste, un scientiste sûr de lui-même et joyeux, un pacifiste de tout repos. Que Freud qui connaît mieux que personne la résistance des instincts primitifs de l'homme et toute la ruse qu'ils mettent en œuvre pour se dédommager de l'oppression sanglante, abusive, de la Raison, se mette à discourir de la paix universelle et de la sublimation totale de forces sadiques, agressives de l'homme, qui vont du complexe d'Œdipe à la guerre des races et des classes, cela me semble prétentieusement attristant. Et cela prouve que l'homme scientifique n'est pas prêt à abandonner ce qui fait sa faiblesse et sa tare, je veux dire son idéalisme invétéré, son optimisme de mauvais aloi, qui vont mal de pair avec l'importance des horreurs qu'il soulève et dont il devrait être le premier à saisir la terrible portée. Le grief le plus grave que l'on puisse faire à la Science (qui n'enfante que des ténèbres et des malédictions) c'est qu'elle soit gaie.

C'est de là que vient l'inhumanité de la science actuelle et le manque d'émotion qui nous étonne dans ces laborieuses, pénétrantes, et si effrayantes analyses d'un Poe, d'un Baudelaire. Avec la découverte progressive de l'homme, le sens profond de l'homme semble s'être perdu. Qu'importe Poe après tout, seul le "cas Poe" intéresse le clinicien. On est trop certain que l'homme n'est qu'un mécanisme, que le génie n'est qu'un complexe physico-chimique, pour attacher une importance excessive à ce qui ne vaut guère. Toute la grandeur et la misère de l'homme: le sentiment de sa finalité, son angoisse devant la mort, le sentiment de la liberté, ses croyances religieuses, l'expression de son génie, va être ramenée en un clin d'œil, par une main experte, à quelques rapports du stade infantile, entre l'enfant et ses parents. L'adolescence, la maturité de l'individu, ne sont que des "reflets" d'un drame pré-logique, infantile, traduit et développé en termes logiques, éthiques, métaphysiques. C'est par là que (de) la psychologie nouvelle, l'homme sort plus rapetissé encore que (de) la psychologie classique. La Science nous en veut, décidément! Mais quelles rancunes profondes satisferait-elle, de quels complexes se libère-t-elle, quel est le psychanalyste, assez averti et assez courageux, qui nous le dira un jour?

              Cahier bleu, N°8, 22 janvier 1934, pp. 75-77


[i] Marie Bonaparte: Edgar Poe, avec un avant-propos de Freud (Denoël et Steele). Cette étude, publiée en 1931, comprend 3 volumes: I La Vie et les poèmes, II Les Contes: les cycles de la Mère; III Les Contes: les cycles du Père. Poe et l’âme humaine. .