SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Bulletin n°5

Les premiers écrits politiques de Fondane : Lever de rideau (1933) - Cinéma soviétique (1933) - Une politique de l'esprit (1934)

Benjamin Fondane


 

Les premiers écrits politiques

 

"Lever de rideau"

 

                C'est un spectacle en trente tableaux au moins, un vertigineux spectacle reinhardtien, que nous vivons actuellement et sans le moindre entr'acte qui permette de sortir fumer une cigarette ou de se soulager dans un coin. A peine dans un antre de sorcière, sous une lampe fumeuse, se déroulent‑elles, les incantations de l'expérience Roosevelt, que la scène tourne et éclaire brutalement le peuple de morts debout du plébicite allemand: un léger fondu, et M. Mussolini arbitre par le marc du café les destins de l'Europe; d'un escalier, qui descend du cintre, dans un choeur éclatant d'anges déchus, nous vient la faillite du désarmement; pour nous égayer, un joyeux intermède nous présente la Prohibition à poil sur une montagne de bouteilles vides; et de nouveau, les girls, jambes en l'air, suant d'or et du crime, font des pointes de la future guerre du Pacifique; et de nouveau la scène tournante nous fait pénétrer dans quelque humble intérieur d'où le balai magique du Fisc, arrache, par enchantement, les dernières pièces; un secnd intermède pour le mariage d'un coiffeur avec la Loterie Nationale, et de nouveau... de nouveau quoi? M.Litvinoff rend visite au roi d'Italie, après avoir vu Mussolini et sollicité vainement une entrevue avec le Pape, histoire de rigoler cinq minutes.

                C'est le grand moment pour les esprits avertis, de nous avertir. La naissance des fascismes en Europe ne laisse pas de les inquiיter: l'Allemagne ne cache pas son jeu qui est de s'offrir quelques steppes russes à bon compte. L'Angleterre a un sourire sur ses mauvaises dents; et de l'autre côté le Japon est bien trop remuant, trop entreprenant pour que les Soviets puissent filer tranquillement leur coton. On ne peut compter, dans un conflit, sur la sympathie soudaine de l'Italie et de la France. Les terres et les richesses de la Russie à partager, cela pourrait pour un temps, satisfaire les appétits impérialistes. Pourquoi donc s'étonner que Litvinoff prenne ses précautions à temps, et tâche de mettre par une bonne politique, quelques atouts dans son jeu! Et si le pape pouvait servir, pourquoi pas le pape, je vous le demande?

                Tout cela est très bien, sans doute, et chaque militant communiste espère que le jeu des Soviets est doublé d'assez d'hypocrisie et de mauvaise foi, pour laisser libre jeu, malgré les apparences, à ses destins révolutionnaires. Mais pensez‑vous qu'à l'heure actuelle on croie encore les Soviets, sur parole? Pensez‑vous qu'on ne leur demande rien en échange? Rien d'effectif? En échange de ce qu'ils obtiennent de sécurité, ils paient en nature; ils acceptent l'isolement de leur système politique, ils paient de la diminution du sentiment révolutionnaire. Car c'est mourir à la révolution que de rester seuls sur terre, que de former une île anti‑capitaliste dans un monde impיrialiste; l'osmose sera forcיe; elle est politique aujourd'hui; demain elle sera également commerciale et idéologique.

                Dans la course aux armements, les Soviets s'y prennent de la même façon que les sociétés capitalistes; ils font des alliances défensives; ils multiplient leurs armements. Pendant ce temps, ils laissent périr le sentiment révolutionnaire en Europe, ils perdent l'Allemagne après avoir perdu la Chine. Devant les masses prolétariennes impuissantes mais menaçantes, l'Europe a mis au monde des forces de réaction, des fascismes. Ce ne sont donc plus les forces prolétariennes de l'intérieur de chaque Etat, qui forment le support, la défense et l'armature des Soviets, mais les gouvernements qui oppriment les classes, les gouvernements capitalistes. Autant dire que devant un mouvement révolutionnaire français impuissant, les Soviets ont eu recours à M. Herriot, aux partis bourgeois de gauche, et qu'ils se servent actuellement de Herriot pour détruire Cachin. Faut‑il davantage pour conclure, que la révolution russe soit en perdition ou que, du moins, elle se trouve sur une bien mauvaise pente? On enseigne sous le nom de Soviets beaucoup de choses; aucune vertu n'est son partage; ce n'est pas avec sa foi qu'on transporte les montagnes. Il manque un peu trop d'honnêteté intellectuelle.

                L'homme est un animal stupide et moutonnier. Il en avait assez de l'ancienne morale qui le déclarait perfectible, et qui le voulait perfectionner. De Maurras à Staline, en passant par Hitler, il est bon ton d'affirmer que la politique prime tout; qu'il est inutile de changer tout. On commence donc par le commencement, c'est‑à‑dire par la révolution. On chambarde tout, mais on respecte l'homme, cet animal sacré. Et l'homme s'installe sur le faîte de la révolution et crée d'urgence six jours pour se reposer. Il va falloir travailler le septième, bien sûr! Mais jusque‑là, six jours, six bons jours, pour trafiquer, se droguer, s'enivrer, péter, et faire parade de grands mots. Six jours pour chanter l'Internationale. Et ce, pendant que l'homme soviétique chante, Hitler chante aussi et Mussolini. Les fabriquants d'armes chantent aussi. C'est dans le chant qu'on fabrique les meilleurs canons. Le fil de fer barbelé, c'est toute une chanson, et le gaz sifflote.

                Ah certes, la révolution n'était qu'un espoir, mais nous avions bien besoin d'espoir. Il fait bon de mourir, un espoir au coeur. A présent, la perspective est changée. On mourra sans espoir. La merde n'a changé que de nom. Les mots ont fait leur temps. Qui va payer ce merveilleux spectacle? Mais nous, pardieu! C'est nous les futurs cadavres, Messieurs! Nous, les asphyxiés à venir. Nous, la chair à canon. Nous, qui avions voulu, clamé, criè, chanté: Politique d'abord! On nous en a donné de la politique, à en crier grâce! Et pendant qu'on politiquait autour de nous, en notre nom, nous allions à nos petites affaires. C'est bon après tout de dormir son week‑end, d'écrire contre Dieu, d'aller au bordel, oui, tout cela est bon, et nous y avons un droit imprescriptible. Les droits de l'Homme, quoi! Nous avons brisé en morceaux les tables de la vieille loi morale, celle qui décrétait que l'homme est un animal stupide, orgueilleux, pendable! Qu'il a dû commettre je ne sais quel effrayant péché! cela vous étonne, vous? Il n'y a péché que l'homme n'ait commis depuis la nuit du temps, qu'il ne s'apprête encore à commettre. Et, certes, son premier péché, son péché mignon, c'est d'affirmer qu'il n'a jamais commis de péché. Politique d'abord ! De l'homme on s'occupera par la suite.

                Il se peut que l'homme ne soit pas perfectible. Qu'il soit un salaud éternel. Qu'il soit le scandale de cette existence, un scandale et un écoeurement. Qu'il soit tout à fait inutile de s'arrêter à son perfectionnement. Mais alors, mettons la croix sur toutes choses. La croix sur la paix, sur le bonheur, sur l'avenir. La croix sur la vie. Avec cet homme‑là, tel qu'il est, il n'y a rien à faire. Rien à espérer, rien à prévoir. Rien à bâtir dessus. Nous ferons les frais de la prochaine guerre, bien entendu. Nous irons combler les fossés de l'Esprit de Hegel. De la dialectique de Marx. Et je ne parle pas des orgues à la Barbarie de Mussolini, de Hitler. Dans la rue, dans le métro, dans les cinémas de quartier, je te vois déjà ciment des futures fosses communes, hommes! Je vous vois déjà futurs mutilés de guerre. Je vous vois déjà, futurs concierges des Ministères, futurs députés aveugles. Réjouissez‑vous tant qu'il en est temps. L'escalier du temps ruisselle déjà de cadavres. Moi, vous, tout le monde. L'orchestre est déjà là, qui accorde ses instruments. On malaxe les éclairages. On épingle les robes. Et déjà, la Cécile Sorel de la mort, cette horrible sorcière d'un âge révolu et que nous adorons, parce que nous aimons la pourriture, s'apprête à descendre cet escalier, celui du Temps, celui que nous comblons de notre carne, s'apprête, vous dis‑je, à descendre et à demander devant le vide universel, au bas de cet escalier monumental du néant: L'ai‑je bien descendu?

 

Le Cahier bleu, ‑ 22 décembre 1933, n° 6, pp. 258‑260.

 

 

 

 

Une politique de l'esprit

 

Le premier congrès des écrivains de l'U.R.S.S. (1934)

 

                A la veille du premier Congrès des écrivains de l'U.R.S.S., auquel des sympathisants étrangers ont été invités, le Journal de Moscou du 18-8-34, parmi beaucoup de niaiseries du genre de celle‑ci, due par ailleurs à un écrivain turc: "j'espère qu'une littérature purement prolétarienne sortira de ce grand Congrès", publie également une courte note d'André Malraux, aussi habile que substantielle. Tout le texte est à citer, je le fais avec joie.

                "La question posée explicitement par le Congrès des Ecrivains soviétiques est une des plus puissantes qui soient puisque c'est celle d'une politique de l'esprit.

                "Comprenons bien que ce qui est en cause pour nous ici n'est pas une modification de l'art, un problème de technique, ou de sujet: c'est la fonction même de l'art. Mais je crois nécessaire de retenir d'abord ceci: l'écrivain, dans une civilisation, qu'il n'accepte pas ‑ et même si son refus s'établit au seul nom de l'esprit ‑ l'écrivain a pour première activité l'accusation. Il vaut par sa mise en question et sa découverte: il exprime une valeur plus grande que celle de l'homme d'action, puisque l'action‑là est par nature suspecte.

                "Dans une civilisation qu'il accepte, au contraire (et surtout s'il s'agit d'une civilisation dogmatique) l'écrivain exprime presque toujours des valeurs inéיrieures à celles de l'action. Il y a un dialogue de Nietzsche et de Napoléon, il n'y a que des ordres de César ou d'Auguste aux écrivains romains.

                "Autre idée‑parallèle. L'art des civilisations bourgeoises prétend tout d'abord à la durée. La civilisation communiste ‑ par le cinéma en particulier ‑ a donné  à l'art qui prend sa force dans l'instant, sa plus haute forme et sa plus grande intensité. On peut attendre de lui aussi bien la volonté de durée que le refus de cette volonté, la duréיe de l'oeuvre d'art étant alors conחue comme soumise à une dialectique universelle (une pensée non communiste dirait une aventure).

                "Vous me demandez ce que j'attends du Congrès; d'abord sa réponse à cette question."    

                J'avoue aimer la façon dont Malraux pose la question et, sauf la parenthèse sur l'aventure, qui me semble obscure, je trouve qu'il y a là un point de départ légitime et solide. Mais pourquoi nous dérobe‑t‑il ses conclusions? Certes, je crois savoir lire entre les lignes, mais lira‑t‑on entre les lignes, au Congrès? La question "est une des plus puissantes qui soient" dit‑il, et il louvoie. Il est certain, qu'en opposant un art libre où Nietzsche parle d'égal à égal avec Napoléon, à l'art servile des civilisations dogmatiques où l'écrivain obéit à des ordres, Malraux entrebגille pour nous un coin de sa pensée secrète. S'il attend, par conséquent, la réponse du Congrès à cette question, s'il presse le Congrès de se prononcer entre un art libre et un art d'esclaves, qui ne lirait, dans la question, les termes mêmes de la réponse souhaitée ? Et de le voir attendre objectivement cette décision, qui se trompera à la vue de son frémissement intérieur, sur la nature de la décision qu'il sollicite? Cependant, j'éprouve quelque malaise à le voir tenir sa pensée secrète. Si déjà chez les soviets et parmi ses amis, il se trouve un homme qui voit nettement l'importance d'une question vitale (que la pensée marxiste a recouverte d'une montagne d'absurdités), il importe pour nous que cette pensée soit exprimée clairement, concrètement, dût‑elle déchaîner le tremblement de terre, et susciter les trombes d'eau! Il n'est pire danger pour l'avenir de l'art soviétique que la panique qui paralyse la langue de ces partisans lucides, que le galimatias oש s'embourbe Breton pour faire croire qu'il ne s'agit là que d'un problème froid, qu'il convient de discuter froidement. Et pendant ce temps, les choses vont leur train, le Congrès parle précisיment des modifications de l'art, Karl Radek parle précisיment de "technique", et Gorki se vante que la littérature soviétique a "devancé les littératures occidentales par la nouveautי de ses sujets". Le Congrès fait l'autruche; il n'a guère envie de faire un sort א la distinction de Malraux, entre un art de durיe et un art de l'instant; il est loin de vouloir admettre que les valeurs de l'art soviétique soient inférieures à celles de son action politique; il ne semble guère, à l'en croire, que l'écrivain soit privé de liberté et qu'il obéisse à des ordres; et s'il ne dit pas son fait à Staline, ne discute‑t‑il pas d'égal à égal avec Napoléon, voire même avec Nietzsche?[1]  Mais est‑ce là la vérité? Un ami des soviets, un écrivain révolutionnaire d'Europe, qui conserve son sens critique ‑ comme c'est le cas de Malraux ‑, ne se doit‑il pas d'empêcher (et lui en coûterait‑il de son prestige) le flot d'erreurs idéalistes, mensongères, qui seul permet d'opposer un art soviétique, dont on maquille les misères, à un art d'Europe falsifié, calomnié, dont l'échelle de valeurs a été renversé à souhait? Dans le seul discours de Gorki, je relève tout le mécanisme idéologique qui empêche les soviets de voir clair en la question; il met dans le même sac Novalis et Georges Ohnet, Céline et Dekobra; Proust y est désigné comme "magicien du verbe"; Dostoïewski y est envoyé au bûcher; et lorsqu'il s'agit de dénoncer les écrivains d'Europe qui "magnifient et amusent" leur classe, qui cite‑t‑il? Paul de Kock, Paul Féval, Georges Ohnet, Octave Feuillet, autant dire Personne. Si ce sont là ses références et les lectures de l'éיcrivain soviétique, quel esprit libre, fût‑il communiste et justement parce que communiste, ne jugerait‑il pas qu'il est temps de mettre un terme à cette ignorance ou à cette mauvaise foi, et ne conviendrait que les rapports de l'Etat socialiste avec l'art méritent mieux que cela? Le problème serait‑il insoluble? Serait‑il gênant? Sans doute la liberté d'un Nietzsche coûterait cher à l'Etat socialiste si, d'aprטs Malraux, l'écrivain doit se tourner contre la société dont il fait partie; sans doute aussi le but des soviets n'est pas la crèation et le culte des grands hommes... Mais mieux vaut regarder le danger en face ‑ si danger il y a. On attend d'un Congrès soviétique autre chose que parade, mensonge et hypocrisie bourgeoise. Et plus le danger est grand de cette volonté obscurantiste, plus grand est le courage qu'on exige des écrivains qui, tout en voyant le péril, laissent faire, soit pour défendre leur peau, soit pour ne pas se compromettre.

                Je ne parle pas à Moscou et je ne compte pas parmi les amis choyés des Soviets. Il ne me faut donc pas beaucoup de courage pour poser nettement la question. Essayons toutefois, de développer les thèmes trop délicatement effleurés par Malraux.

                En effet, il ne saurait s'agir uniquement de sociétés où l'écrivain est libre et de sociétés où l'écrivain est commandé (une telle position du problème serait primaire) ‑ mais de sociétés qui s'assignent comme but soit la durée de leur existence (politique, sociale, dialectique), soit la durée de leur prestige (éthique, artistique, spirituel). Devant une société comme la grecque qui sacrifiait à son prestige et n'eut qu'une maigre existence politique, se dresse l'empire romain qui, épris de durée politique, ne donne pas seulement des ordres à ses écrivains comme le dit Malraux ‑ mais maintient constamment les valeurs spirituelles au‑dessous des valeurs de l'action et sacrifie à ce but globalement et massivement son prestige spirituel ("donner des ordres" n'en est que la conséquence matérielle). Aussi les routes romaines sont‑elles plus durables et plus solides que les poèmes de l'Empire.

                De même, une civilisation aussi importante que la juive sacrifie délibérément ses arts plastiques et sa littérature "libre", au profit de son existence métaphysique, de sa durée cosmique. Toute une civilisation vivant pour la création d'un seul signe ‑ la Bible ‑ (car le reste n'est que glose, commentaire de ce signe) aussi unique et mystérieux qu'en soit le fait, ne se situe pas moins dans l'Histoire. (Les Egyptiens pareillement ont vécu pour cela, mais leur pensée éparse n'a pu cristalliser qu'autour de l'idée terrestre de la conservation des morts; aussi n'ont‑ils vécu que pour bâtir des tombeaux.) (Ici et là, les ordres ne viennent plus d'Auguste, mais des dieux; et il ne paraît guère qu'on ait agi sur des ordres...)

                Pourquoi donc une société prolétarienne, dogmatique, comme celle des Soviets, n'aurait‑elle pas le droit, pour pouvoir créer une durable oeuvre historique, de sacrifier de propos délibéré son art et le réduire à n'être qu'une chose éphémère, utilitaire et simplement efficace?

                Ce qui importe c'est qu'une telle société prenne nettement son parti, toute hésitation la perdrait; une telle décision, une telle volonté de puissance, clairement sentie et affirmיe, aussi terribles que puissent être les conséquences qu'elle entraînerait, est objectivement possible. Elle marquerait un nouveau tournant dans l'histoire humaine, supprimerait les rivalités et instituerait un nouveau mode d'existence historique. Il ne s'agirait plus désormais d'opposer un art prolétarien à l'art bourgeois (opposition factice, puיrile), mais de rompre avec le prestige de l'Art lui‑même et d'opposer enfin à l'Art (conçu comme une finalité involontaire des sociétés individualistes) une existence prolétarienne qui n'a d'autre but qu'elle‑même. Existence politico‑éthique, contre un art corrompu, anarchiste (tout art, et pas seulement l'art bourgeois, étant corrompu et anarchique; Platon avait déjà deviné qu'il gênerait sa République). On ne peut souligner davantage que tout l'avenir de l'existence prolétarienne dépend nettement de la Décision que l'on prendra dans un sens ou dans l'autre, et que cette décision engage sa responsabilité devant l'Histoire. Se dècider seulement pour un art prolétarien, c'est ne rien décider, c'est poser un art, qui comme tel, doit être libre et vouloir cependant qu'il ne le soit pas.

                Il faut à présent opיrer un triage parmi les exemples précités, les distinguer les uns des autres, étayer des jugements de valeur. Il y a des différences notables entre une civilisation comme celle des Romains qui ne peut intיresser librement ses écrivains à un but politique ‑ et comme tel médiocre ‑ et doit recourir à ce que Malraux appelle les ordres de César et d'Auguste à leurs écrivains et une civilisation dogmatique comme celle des Juifs Anciens, dont le but est métaphysique, et dans laquelle l'artiste se fond si bien, que l'interdiction n'a même pas à jouer, et qu'il nous est absolument impossible d'y déceler l'existence d'écrivains, de peintres ou de sculpteurs professionnels. Ici, il y a avilissement de l'artiste, au profit d'une force toute matיrielle, là l'anéantissement de l'esprit individuel considéré comme mesquin et profane, au profit d'un plus grand esprit. Autre est le cas de la Grèce, où l'écrivain reçoit également des ordres de la cité, mais des ordres qui tout en restreignant sa liberté, tendent non pas à l'avilir, mais à l'ennoblir en soumettant la cité elle‑même aux canons esthétiques, afin d'en faire une oeuvre d'art ‑ et autre le cas de l'écrivain "libre" de l'Europe actuelle (jusqu'à la naissance des dictatures), libre d'une liberté encore inconnue au monde, libre jusqu'à la folie et au suicide, et dont la liberté s'est tournée incontinent contre la société dont il fait partie. Parmi les exemples cités, il y en a pour tout le monde; les Soviets pourront choisir entre les civilisations qui façonnent, qui suppriment, ou qui avilissent leurs artistes ‑ car je ne pense pas qu'ils puissent avoir la moindre hésitation sur l'écrivain "libre" de l'Europe, ni être tentés par la grandeur d'un Nietzsche parlant d'égal à égal avec  Napoléon. Le "type" de l'יcrivain grec יtant א  יliminer, une sociיtי socialiste ne pouvant se donner א elle‑mךme un but esthétique, il ne reste à opter qu'entre l'existence d'un écrivain avili, à qui l'on donne des ordres, et l'anéantissement de l'écrivain au profit de la foi socialiste. Mais cela suppose une foi totale, à la fois éthique et métaphysique...

                Je ne sais si une telle décision pourrait, aujourd'hui, être à l'origine d'une entreprise réalisable et positive, même si la foi en l'action socialiste יtait, chez les Soviets, infiniment plus puissante que la foi en l'homme et même si l'écrivain soviétique plaçait tout seul son art, par rapport à la grandeur de la tâche socialiste, en un état d'humilité et de misère volontaires. Je ne sais également si une civilisation bâtie sur une idée laïque, d'autre part, dans un monde où l'interaction et l'échange ont pris une ampleur considérable, je ne sais si l'influence ne risque d'être aberrante. Mais ce qui est plus grave: les Soviets se sentent inférieurs à la culture occidentale et ce complexe d'infériorité les pousse à un concours effréné, à une ambition d'égalité, plutôt qu'à une opposition irréductible qui devrait s'accompagner d'un mépris réel et non feint pour l'Europe et impliquerait, pour eux, l'obligation de traiter le reste du monde en "barbares". (Mais comment échapper au prestige de la culture occidentale tant que, sur le plan du rationalisme machiniste, qui forme le noyau des deux cultures rivales, l'Europe gardera une supériorité technique manifeste?)

                C'est pourquoi je ne crois pas que le Congrès prenne sur lui la responsabilité d'une telle décision, en admettant même qu'il en conçoive et saisisse l'importance. Est‑ce d'ailleurs à un Congrès d'יcrivains que revient la tâche de supprimer l'écrivain? Si l'état des choses était tel qu'une pareille décision fut possible, y aurait‑il encore des congrès d'écrivains? Y en eut‑il sous César? et en Judée? Il faudrait, pour réaliser une telle Idée, que disparût prיalablement tout prestige de l'art et de l'écrivain et, chez les Soviets, le prestige humaniste bourgeois de l'art est encore si grand qu'un Karl Radek s'afflige de ce que les Soviets n'aient pas encore produit des chefs d'oeuvre et conseille à la Jeunesse Soviétique de "se pénétrer de l'idיe que l'acquisition de la technique littéraire n'est pas plus facile que celle de la technique industrielle", alors que déjà l'artiste bourgeois lui‑même commence à se dégoûter du chef d'oeuvre, précisément à cause de l'importance exagérée et absurde dévolue à la soi‑disant "technique". (Journal de Moscou, déjà cité).

                Je suppose par consיquent que, malgrי le voeu de Malraux, le Congrטs se gardera bien de se prononcer sur la fonction de l'art que toute son activitי se rיduira א faire יtalage de sa foi socialiste et mieux renforcer son asservissement. Il s'יvertuera א  יliminer tous les points de friction proposיs par Malraux et maintiendra la confusion actuelle, je veux dire le statu quo. Mais, me dira‑t‑on, ce statu quo, א la longue, par la main‑mise constante de l'Etat sur l'יcrivain, rien n'empךche qu'il ne devienne un יtat de fait, sans qu'une dיcision thיorique soit nיcessaire, ni un jugement sur la fonction de l'art. Il n'y a pas eu de dיcision thיorique et lיgale de l'Empire romain vis‑א‑vis de ses יcrivains, mais un יtat de fait; de mךme sous Louis XIV. A quoi bon froisser les gens et tourner continuellement autour de questions dangereuses? Il est de meilleure politique de n'en pas parler. Attendons. On jugera l'oeuvre א son fruit.

                C'est cet état d'esprit que je crains autant pour l'écrivain que pour l'avenir socialiste. Il y a d'un côté le risque évident de l'avilissement de l'écrivain dans une nation qui nous a donné un Tosltoï et un Dostoïewski ‑ et d'autre part, si l'Etat soviétique faiblissait ou si l'adhésion nétait pas parfaite de l'écrivain à la foi communiste ‑ de le voir se dresser contre elle, et la déchirer de ses dents. A la place d'un règne du spirituel, il pourrait y avoir alors carence de spirituel et anarchie des puissances. La Nuit pourrait être plus noire que l'on ne pense...[2]

Benjamin Fondane

Chroniques (Cahiers du Sud, 1934, vol. XI, no 166)

 


     [1] Quel optimisme effarant en ce Congrès! On y semble satisfait de tout et de rien; on y terrasse joyeusement un adversaire constitué de l'assemblage de quantités de siècles humains; à l'en croire tout art a été jusqu'ici bêtise, asservissement, fatras, et nul cri humain n'a été poussé jusqu'aux Soviets. Tant d'arts différents, nés en des époques bien diffיrentes, y ont été traités globalement de "bourgeois". Et si une voix ose y pousser une plainte, ce n'est que pour reprocher à l'écrivain soviétique de ne pas sentir assez les hommes de notre époque, "les hommes créés par la première période quinquennale". A noter également ici ‑ car je n'aurais pas l'occasion d'y revenir ‑ l'abondance du point de vue du romancier sur la destinée de l'art soviétique. La voix du poète m'eût semblée plus qualifiée...

 

     [2] On est si loin, chez les Soviets, de comprendre la position et l'existence de ce problème et d'admettre que l'écrivain soviétique eût le droit de "refuser" sa civilisation, "même si son refus séיtablit au seul nom de l'esprit", que le critique J. Yousowski, dans son livre: "Les Problèmes de la Littérature Soviétique", s'attachant à l'étude du "héros", pense d'après le Journal de Moscou du 21-7-34, que "dans le drame d'autrefois, le conflit dramatique résidait dans l'opposition du héros au milieu social qu'il combattait pour affirmer son 'moi'; mais maintenant le caractère de ce conflit est changé, puisque le héros est solidaire de son milieu". Ainsi une Antigone, un Oedipe, un Prométhée anti‑socialistes ne sont plus des héros, mais des traîtres. Par contre, soumis au régime et solidaires de leur milieu, bien que vidés de toute action, ils conserveraient néanmoins le titre de "héros". On aurait envie de sourire, si de telles opinions ne donnaient, malheureusement, la mesure de la pensée des Soviets, en matière d'art.